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abandonna précipitamment la place. Il était temps ; au moment où il franchissait la porte, des forces nouvelles arrivaient au pape et allaient rendre irrévocable la défaite du parti français.

Un des vices essentiels du complot de Nogaret et de Sciarra était qu’on n’avait pas pu y engager les Romains. Les gibelins de Rome, à qui l’on en fit la confidence au mois de juillet et d’août, ne crurent pas au succès ou craignirent la prépondérance qui en résulterait pour les Français. Quand on apprit à Rome (sans doute dans la matinée du dimanche) l’attentat commis à Anagni, l’émotion fut grande. Les divisions de partis furent un moment oubliées ; la haine contre les Français se réveilla. On expédia au pape quatre cents cavaliers romains, conduits par Matthieu (cardinal) et par Jacques des Ursins. Cette troupe arriva au moment où Nogaret sortait d’Anagni. Elle fit mine de l’attaquer ; Nogaret alla se réfugier avec son ami Rainaldo derrière les murs de Ferentino, qui n’est qu’à une heure d’Anagni.

Dès que les gens du parti français eurent pris la fuite, le pape sortit du palais et vint sur la place publique. Là il se laissa, dit-on, aller à un mouvement d’effusion populaire qui n’était guère dans sa nature. La foule s’approcha, il causa avec elle, demanda à manger, donna des bénédictions et, à ce que l’on assura plus tard, des absolutions. Boniface était délivré, mais à demi mort. L’orgueil était si bien le fond de son âme, que, cet orgueil une fois abattu, l’altier Gaetani n’avait plus de raison de vivre. Il ne convenait pas à un tel caractère d’être victime ou martyr. On prétend qu’un moment il admit la possibilité de se réconcilier avec le roi, et qu’il offrit de s’en rapporter au jugement du cardinal Matthieu Rossi touchant le différend qui déchirait la chrétienté. Cela est bien peu vraisemblable ; ce qui l’est moins encore, c’est le récit inventé plus tard pour la défense de ceux qui s’étaient compromis, et selon lequel il aurait pardonné à ses ennemis, aux cardinaux Richard de Sienne et Napoléon des Ursins, ainsi qu’à Nogaret et à Rainaldo da Supino, à tous ceux enfin qui avaient volé le trésor de l’église. S’il le fit, ce fut sûrement par dégoût de la vie plutôt que par mansuétude évangélique. Le ressort de l’âme était brisé chez lui ; il n’était pas capable de survivre à l’affront qu’il avait reçu à la face de l’univers.

Les Anagniotes auraient voulu garder chez eux Boniface ; mais, après la trahison dont ils s’étaient rendus coupables, le pape ne pouvait plus avoir en eux aucune confiance. Malgré leurs supplications, il partit pour Rome, escorté par les cavaliers romains, qui étaient venus achever sa délivrance. Le sacré-collège se reformait ; plusieurs des cardinaux traîtres ou fugitifs étaient venus le