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traite. Quelle situation pour vous ! mais pourquoi perdre courage ?

Kharlof ne dit mot. Il laissa glisser dans l’eau le bâton qu’il tenait. Et moi, quel homme d’esprit, quel philosophe profond je me croyais en ce moment ! — Certainement, repris-je, vous avez agi d’une façon imprudente en donnant tout à vos filles : c’était grand et généreux ;… la générosité, c’est si rare dans notre siècle !.. Mais, si vos filles sont ingrates, votre rôle à vous est de répondre parie mépris, oui, par le mépris, et non pas de vous abandonner à cette humeur noire.

— Laisse-moi, murmura Kharlof en grinçant des dents, et ses yeux toujours fixés sur l’étang s’enflammèrent de courroux. — Va-t’en !

— Mais, Martin Pétrovitch…

— Va-t’en, dis-je, ou je te tue…

Je m’étais tout à fait rapproché de lui ; à ces derniers mots, je bondis de ma place. — Que dites-vous là ? m’écriai-je.

— Je te tuerai, va-t’en. — La voix de Kharlof s’échappait de sa poitrine comme un hurlement rauque ; ses yeux furieux continuaient de regarder devant lui. — Je te jetterai à l’eau avec tes conseils imbéciles pour t’apprendre à venir déranger un vieillard, marmot que tu es ! — Il est devenu fou, pensai-je, et, le regardant, ma stupeur s’accrut. Kharlof pleurait ! De petites larmes glissaient sur ses joues l’une après l’autre, et pourtant son visage avait alors une expression tout à fait féroce. — Va-t’en, ou, devant Dieu, je te tuerai… pour servir d’exemple à d’autres. — Il fit un brusque mouvement de côté, releva la lèvre en ricanant comme un sanglier ; je ramassai mon fusil, et me sauvai à toutes jambes. Mon chien me suivit en aboyant d’un air effaré ; il avait pris peur aussi.

De retour à la maison, je me gardai bien de raconter mon aventure à ma mère ; mais, le diable sait pourquoi, ayant rencontré Souvenir, je m’avisai de lui dire tout. Cet être insupportable fut tellement enchanté de mon récit, qu’il en rit à se tordre. J’eus grande envie de le battre.

— Oh ! disait-il, tout haletant de rire, que j’aurais voulu voir cette grande carcasse de Kharlof assise dans la boue !

— Allez à l’étang, lui dis-je, si vous êtes si curieux.

— Ah bien oui ! et s’il me tue au lieu de vous ?

Je me repentis trop tard de mon bavardage déplacé.

Vers la mi-octobre, trois semaines environ après mon entrevue avec Kharlof, j’étais debout à la fenêtre de ma chambre, au second étage de notre maison, et je regardais tristement notre cour et le chemin qui passait au-delà. Depuis cinq jours, le temps était devenu si mauvais qu’il ne fallait plus songer à la chasse. Tout être vivant semblait s’être caché ; les moineaux eux-mêmes restaient