Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/275

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans cette vie. Et je vous aurais raconté, Dmitri Séménitch, toutes mes misères, si je ne craignais d’allumer le courroux de madame votre mère. — Le mot de Procope : — vous êtes trop jeune, — me revint aussitôt à la mémoire. Giikof poussa un gémissement, et se frappa la poitrine de son poing fermé. — La patience ! la patience ! voilà tout ce qui me reste… Souffre, vétéran, souffre, vieux soldat ! Tu as servi ton tsar avec fidélité, sans peur et sans reproche ; tu n’as épargné ni ta sueur ni ton sang,… et voilà dans quel pétrin tu es tombé ! Si cela s’était passé dans mon régiment et si j’en avais eu le pouvoir, continua-t-il en aspirant avec violence la fumée de son long tuyau, je l’aurais, je l’aurais traité à coups de plat de sabre… Gitkof retira sa pipe, et regarda devant lui, comme s’il eut aperçu le tableau que son imagination lui retraçait en ce moment. Souvenir s’approcha en sautillant. Je les laissai ensemble, et me promis de revoir Kharlof, coûte que coûte, tant ma curiosité enfantine était excitée par tous ces propos.

Le lendemain, je partis de nouveau avec mon chien et mon fusil, mais cette fois sans Procope, pour le bois de Ieskovo. Il faisait un temps merveilleux ; je crois que nulle part, hors de la Russie, on ne trouve un temps pareil au mois de septembre. Le calme était si grand qu’on pouvait entendre à plus de cent pas un écureuil sautiller sur les feuilles sèches qui déjà jonchaient le sol ; on entendait même une branche morte se détacher du sommet d’un arbre, se heurter faiblement à d’autres branches et tomber enfin dans l’herbe fine,… tomber pour toujours. L’air, ni chaud ni frais, mais plein de senteurs et comme légèrement acidulé, vous picotait doucement les joues et les yeux. Un fil de la Vierge, souple comme la soie, arrivait en flottant dans l’air, s’accrochait aux canons du fusil et s’étendait de toute sa longueur, signe certain d’un beau temps soutenu. Le soleil jetait une lumière pâle et molle, on eût dit un clair de lune. Je trouvai des bécasses, mais je n’y faisais pas grande attention cette fois ; je savais que le bois de Ieskovo arrivait presque à l’habitation de Kharlof, jusqu’à la haie de son jardin, et je me dirigeai de ce côté sans savoir au juste de quelle façon j’y pourrais pénétrer, ni même si je ferais bien de l’essayer, puisque ma mère était en délicatesse avec les nouveaux maîtres du domaine.

Tout à coup j’entendis des pas à quelque distance de moi. J’écoutai, quelqu’un se dirigeait de mon côté. — Tu aurais dû prévenir, dit une voix féminine.

— Allons donc, répondit une voix d’homme ; est-ce qu’on peut tout faire à la fois ?

Ces voix m’étaient connues. Une robe bleue apparut à travers les noisetiers déjà privés de leurs feuilles, un caftan de couleur sombre se montra près d’elle ; puis Evlampia et Slotkine sortirent à cinq