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dévorer des yeux l’homme de loi qui venait de parler, et certainement je n’ai jamais vu de ma vie visage de femme plus méchant, plus venimeux et plus étrangement beau. Evlampia s’était détournée en se croisant les bras sur la poitrine, un sourire plus méprisant que jamais tordait ses lèvres rosées. Kharlof se leva de sa chaise, ouvrit la bouche ; mais la voix lui manqua. Il frappa la table du poing avec une telle force que tout sauta et tinta dans la salle.

— Père, s’empressa de dire Anna, monsieur ne nous connaît point ; c’est pour cela qu’il parle ainsi. Daignez ne pas vous faire de mal ; vous avez tort de vous fâcher. On dirait que votre visage se tord. — Kharlof regardait Evlampia ; celle-ci ne dit mot, bien que son voisin de table, Gitkof, lui poussât le coude. — Je te remercie, ma fille Anna, dit enfin Kharlof d’une voix sourde. Tu es une fille d’esprit ; je compte sur toi et sur ton mari. — Slotkine laissa de nouveau échapper un cri d’enthousiasme, Gitkof avança la poitrine et frappa du talon ; Kharlof ne sembla point faire la moindre attention à leurs efforts. — Ce vagabond, continua-t-il en désignant Souvenir du menton, est heureux de me faire enrager. Quant à vous, monsieur le procureur, je vous dirai que vous n’êtes pas fait pour juger Martin Kharlof. Votre intelligence ne s’élève pas si haut. Vous êtes un homme gradué ; mais vos paroles sont frivoles. La chose est faite ; ma décision ne changera pas. Vous étiez les bienvenus ; vous êtes les bien quittés. Je m’en vais. Je ne suis plus le maître ici ; je suis un visiteur, et j’use de ma liberté. Anna, tiens compagnie à ces messieurs ; moi, je m’en vais. C’est assez. — Il nous tourna le dos, et, sans ajouter une parole, sortit lentement de la chambre.

Le départ du maître de la maison devait forcément déranger la réunion, d’autant plus que nos deux hôtesses disparurent bientôt à leur tour. Ce fut en vain que Slotkine essaya de nous retenir. L’ispravnik ne put s’empêcher de reprocher au procureur sa franchise déplacée. — Je n’ai pu faire autrement, répondit l’autre ; ma conscience a parlé.

— Quand je vous disais que c’est un franc-maçon, murmura Souvenir à mon oreille. — Votre conscience ! répliqua l’îspravnik ; nous savons ce que c’est que votre conscience. Elle habite votre poche, tout comme chez nous autres pécheurs. — Pendant cette conversation, le prêtre, déjà debout, mais pressentant la fin du repas, envoyait dans sa bouche morceau sur morceau. — Je vois que vous avez bon appétit, lui dit Slotkine avec aigreur. — C’est en prévision… ou comme provision, repartit humblement le prêtre. — On sentait dans cette réponse une habitude de faim invétérée.

Un bruit de voiture se fit entendre devant le perron, et nous nous séparâmes. Rentré à la maison, je racontai à ma mère tout ce qui