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qui se passait dans les têtes de ses serfs, ou s’il voulut montrer pour la dernière fois sa puissance ; il ouvrit tout à coup le vasistas de la fenêtre, et, y passant sa large tête, il cria d’une voix de stentor : — Obéissance ! — et referma brusquement le carreau. La stupeur des paysans n’en fut pas diminuée, au contraire ils semblèrent encore plus pétrifiés et cessèrent même de regarder.

Dans le groupe des gens de service se trouvaient deux puissantes filles — dont les robes d’indienne trouées couvraient à peine les formes — et un homme en houppelande de serge tellement âgé que la vieillesse l’avait comme couvert de givre ; il avait été sonneur de trompe sous Potemkin. Quant au petit Cosaque Maximka, Kharlof s’en était réservé la possession. Ce groupe-là montrait plus d’animation que les paysans ; ils jetaient des regards furtifs sur leurs maîtresses actuelles. Celles-ci observaient un maintien grave, surtout Anna, dont les lèvres serrées et les yeux obstinément baissés ne promettaient rien de bon à ses nouveaux sujets. Evlampia ne remuait pas davantage. Pourtant elle se retourna une fois pour toiser d’un regard surpris son fiancé, qui avait cru devoir aussi se présenter sur le perron. — De quel droit parais-tu ici ? semblaient dire ses grands yeux à la Junon. — Pour Slotkine, c’est lui qui avait le plus changé de contenance. Une activité empressée se voyait dans tous ses mouvemens ; on eût dit qu’il éprouvait comme un appétit violent. Il étirait ses bras, agitait fiévreusement ses épaules ; sa tête seule restait courbée.

Ayant achevé la cérémonie de la mise en possession, l’ispravnik, en prévision du déjeuner, se frottait déjà les mains, geste qui lui était familier avant le premier verre d’eau-de-vie ; mais Kharlof déclara qu’il voulait d’abord entendre les prières avec aspersion d’eau bénite. Le prêtre revêtit donc un surplis qui tombait en lambeaux, et un diacre non moins décrépit sortit de la cuisine en soufflant avec effort sur les charbons d’un vieil encensoir en cuivre. Les prières furent récitées. Kharlof ne cessait de pousser des soupirs ; comme son embonpoint l’empêchait de se plier jusqu’à terre, tout en faisant les signes de la croix de la main droite, il désignait de la gauche l’endroit où son front se serait prosterné. Slotkine était à la fois tout rayonnant et tout en larmes. Gitkof se contentait d’agiter les doigts devant les boutons de son uniforme, comme le font ces messieurs de la garde impériale. Lizinski, en qualité de catholique, avait quitté la chambre ; quant au procureur, il priait avec tant de ferveur et soupirait avec tant de componction, en levant les yeux au ciel et en remuant les lèvres, que je fus pris aussi d’un accès de dévotion, et me mis à prier avec frénésie. Les oraisons dites et l’eau bénite distribuée en aspersion (notez que Lizinski le catholique vint s’en mouiller les yeux aussi bien