Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/266

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gner ; mais Kharlof le repoussa en passant l’index dans sa cravate avec une telle force que le gendre en eut comme un hoquet. Un silence d’une minute s’ensuivit. Kharlof laissa échapper un sanglot, et, se rangeant de côté, il dit d’une voix sourde : — Maintenant tout est à vous. — Ses deux filles et son gendre échangèrent un regard, et, s’approchant, le baisèrent sur le bras, entre le coude et l’épaule.

L’ispravnik fit lecture à haute voix de l’acte légal, puis, accompagné du procureur, il s’avança sur le perron, et annonça l’événement aux témoins assermentés, aux paysans de Kharlof et aux gens de service. C’est alors que commença la prise de possession des deux nouvelles propriétaires, qui apparurent aussi sur le perron, et que l’ispravnik désignait du doigt chaque fois que, fronçant le sourcil et donnant à son visage insouciant d’habitude une expression menaçante, il inculquait aux paysans le devoir de l’obéissance. Certes il aurait pu se passer de ces recommandations, car je ne crois pas qu’il existât dans tout l’univers des physionomies plus humbles et plus façonnées à la soumission que celles des paysans de Kharlof. Vêtus de caftans rapiécés et de pelisses en loques, mais les reins fortement serrés par la ceinture, ainsi que le veut l’usage dans toute occasion solennelle, ils se tenaient immobiles comme des statues de pierre, et, chaque fois que l’ispravnik poussait une exclamation dans ce genre : — Entendez-vous, diables ? comprenez-vous, démons ? — ils faisaient tous ensemble un profond salut. Chacun de ces diables et de ces démons tenait à deux mains son bonnet sur la poitrine et ne quittait pas des yeux la fenêtre où s’entrevoyait la figure de leur maître. Les voisins, témoins assermentés, ne ressentaient guère moins de terreur. — Connaissez-vous, criait l’ispravnik, quelque empêchement qui s’opposerait à la prise de possession de ces deux uniques filles et héritières de Martin Pétrovitch ?

Tous les témoins rentrèrent leurs têtes dans leurs épaules. — En connaissez-vous, diables que vous êtes ? criait durechef l’ispravnik ?

— Nous ne connaissons rien, votre honneur, répondit enfin hardiment un petit vieux ratatiné, avec les moustaches et la barbe coupées. C’était un soldat en retraite. — Quel intrépide que cet Éréméitch ! disaient plus tard les voisins en retournant chez eux.

Malgré la prière de l’ispravnik, Kharlof refusa de se montrer avec ses filles sur le perron. — Mes sujets, dit-il, obéiront à ma volonté sans ma présence. — Un nuage de tristesse couvrait son front. Il avait pâli ; et cette pâleur, cette tristesse, allaient si peu à ses traits de géant, que je me demandai si c’était là cette mélancolie dont il subissait parfois les accès. Ce sentiment de surprise semblait partagé par les paysans. — Comment ? notre maître est là, vivant, et quel maître ! Martin Pétrovitch,… et il ne nous possédera plus. Est-ce possible ? — Je ne sais si Kharlof se douta de ce