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son cri de gare ! les deux coudes de notre cocher patriarcal s’élevèrent ensemble pour retenir les rênes, et nous nous arrêtâmes. Aucun chien ne nous salua de ses aboiemens ; les nombreux enfans des domestiques, que l’on voit grouiller dans les cours avec leurs chemises ouvertes sur le ventre et la croix de bois au cou, avaient disparu. Le gendre de Kharlof nous attendait sur le seuil. On avait planté des jeunes bouleaux sur les deux côtés du perron, comme il est d’usage le jour de la Trinité. Tout semblait solennel. Le gendre de Kharlof portait une grande cravate en velours de coton avec un nœud en satin et un habit noir horriblement étroit. Le petit Cosaque Maximka avait mis tant de kvass en guise de pommade que les gouttes ruisselaient de ses cheveux. Nous entrâmes au salon, et Kharlof s’offrit à nos regards, immobile au beau milieu de la chambre. Il avait endossé son casaquin de milicien de 1812, en drap gris avec un collet en drap noir. Une médaille de bronze s’étalait sur sa poitrine, un sabre était accroché à son flanc. Sa main gauche portait sur le pommeau du sabre, tandis que sa main droite reposait sur une table couverte d’un tapis rouge, appuyée sur une liasse de papiers,

Kharlof ne bougeait pas, ne semblait même pas respirer. Nul ne saurait exprimer la gravité de son maintien, l’assurance de son pouvoir illimité, absolu : c’est à peine s’il nous salua d’un mouvement de tête ; puis, nous montrant d’un geste une rangée de chaises, il nous dit d’une voix brève : — Prenez place. — Les deux filles de Kharlof se tenaient du côté droit du salon, tout endimanchées, Anna en robe verte et ceinture jaune, Evlampia en robe rose et rubans cerise. Gitkof était debout auprès d’elle, dans son uniforme tout neuf, avec l’expression habituelle d’une attente avide et niaise. Au côté gauche du salon était assis le prêtre, vieillard vêtu de la longue riassa, usée et couleur de tabac. Ses cheveux gros et raides, ses yeux ternes et tristes, ses grandes mains calleuses qu’il laissait tomber inertes sur ses genoux, les bottes trouées qui se voyaient sous sa soutane, tout témoignait en lui d’une vie de fatigue et de misère ; sa paroisse était très pauvre. Près de lui se tenait l’ispravnik (chef de la police du district), petit homme gras et blême, court de bras et de jambes, avec de minces moustaches hérissées et un sourire constant et joyeux, mais d’expression mauvaise, dans les yeux et la bouche. Il passait pour un grand avaleur de pots de vin et même pour un tyran, comme on disait alors. Et pourtant non-seulement les gentilshommes, mais les paysans eux-mêmes avaient fini par s’habituer à lui et presque par l’aimer. Il promenait d’un air goguenard ses petits yeux noirs autour de lui ; toute cette procédure semblait l’amuser. Au fond, il ne s’intéressait qu’à la perspective