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la voyant, devait penser : — Tu as de l’esprit, toi, et tu es méchante. — Pourtant toute sa personne était attrayante ; les grains de beauté semés sur son visage ne faisaient que rendre plus vif le sentiment qu’elle inspirait. Debout, les mains cachées sous son fichu, elle me toisait à la dérobée. Un petit sourire malveillant errait sur ses lèvres, sur ses joues et jusque dans les longs cils de ses yeux. — Oh ! enfant gâté de seigneur, semblait dire ce sourire. — Chaque fois qu’elle respirait, ses narines se dilataient légèrement. Malgré tout, si Anna Martinovna avait voulu de ses lèvres fines et sèches me donner un baiser, j’aurais de bonheur sauté au plafond. Je savais qu’elle était très sévère, très exigeante, que les femmes et les filles des paysans la craignaient comme le feu. Rien n’y faisait. Anna Martinovna avait le don d’agiter mon cœur ; mais j’avais alors quinze ans…

Kharlof se secoua de nouveau. — Anna, s’écria-t-il, tu devrais tapoter quelque chose sur le piano ; ça plaît aux jeunes messieurs.

— Je tournai la tête ; il y avait en effet dans un coin de la pièce un piteux semblant de clavecin.

— J’obéis, mon père, répondit Anna ; seulement que puis-je jouer à monsieur ? ça ne l’intéressera guère.

— Qu’est-ce donc qu’on vous enseigne à la pension ?

— J’ai tout oublié. Et puis les cordes sont cassées. — Le timbre de la voix d’Anna était fort agréable, sonore et légèrement plaintif, comme le cri des oiseaux de proie.

— Alors, dit Kharlof, qui se mit à rêver, alors… voulez-vous voir ma grange à blé ? C’est très curieux. Volodka[1] va vous conduire. — Eh ! Volodka, cria-t-il à son gendre, qui continuait à promener mon cheval dans la cour, mène monsieur à la grange, et partout ; montre-lui tout le bataclan. Quant à moi, il faut que je dorme. Au plaisir de vous revoir !

Il sortit, et je le suivis. Aussitôt Anna, rapidement et comme avec dépit, se mit à desservir la table. Sur le seuil de la porte, je me retournai et lui adressai un profond salut ; elle n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et se contenta de sourire, d’un sourire moins bienveillant encore que la première fois. Je pris mon cheval des mains du gendre de Kharlof, et le menai par la bride. Nous allâmes ensemble visiter la grange ; mais, comme il ne s’y trouvait rien de particulièrement curieux, et que mon guide ne pouvait pas supposer chez un garçon de mon âge la passion de l’agronomie, nous traversâmes le jardin pour regagner la grande route.

Vladimir Slotkine était un orphelin, fils d’un petit employé qui avait été l’agent d’allaires de ma mère. Elle avait commencé par le

  1. Diminutif de Vladimir.