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celui-là est aux paysans. Vois-tu la différence ? Et ceci, c’est mon jardin ; c’est moi qui ai planté ces pommiers, et ces saules, moi aussi. Avant moi, il n’y avait aucun arbre. Apprends comme il faut faire, blanc-bec.

Nous entrâmes dans une cour entourée de palissades. En face de la porte cochère s’élevait une maisonnette toute vieillotte, avec un toit en chaume et un petit perron que soutenaient des colonnettes en bois. Une autre maisonnette, un peu plus neuve et ornée d’une mansarde, avait été construite sur le côté de la cour ; elle aussi semblait, comme on dit chez nous, tenir sur des pattes de poule. — Vois-tu, me dit Kharlof, dans quel taudis ont vécu nos pères ? eh bien ! regarde quel palais je me suis bâti.

Ce palais avait l’air d’un château de cartes. Cinq ou six chiens, tous plus velus et plus laids l’un que l’autre, nous accueillirent par des aboiemens furieux. — Ce sont des chiens de berger, dit Kharlof, de la vraie race de Crimée… Taisez-vous, maudits ; pour un rien, je vous pendrais tous.

Un jeune homme, vêtu d’une longue redingote en nankin, apparut sur le perron de la maison neuve ; c’était le mari de la fille aînée. Il ne fit qu’un bond jusqu’au droski, et, soutenant respectueusement d’une main le coude de son beau-père, il étendit l’autre comme pour soutenir aussi l’énorme jambe de Kharlof, qui descendait du droski comme d’un cheval. Ensuite il vint m’aider à quitter ma monture. — Anna, s’écria Kharlof, le fils de Natalia Nicolavna a daigné nous rendre visite ; il s’agit de le régaler. Où est la petite Evlampia ?

Anna était l’aînée de ses filles, Evlampia la cadette. — Elle n’est pas à la maison, elle est allée aux champs cueillir des bluets, répondit Anna, qui ouvrit une fenêtre à côté de la porte.

— Y a-t-il du lait caillé ? demanda Kharlof.

— il y en a.

— Et de la crème aussi

— Et de la crème.

— Allons, trahie tout cela sur la table. En attendant, je lui montrerai mon cabinet. Venez par ici, ajouta-t-il en me faisant signe du doigt. — Dans sa maison, il ne me tutoyait plus ; avec un hôte, on doit être poli. Il me conduisit le long d’un corridor. — Voilà où je réside, dit-il tout à coup en enjambant le seuil d’une large porte, voilà mon cabinet. Soyez-y le bienvenu.

C’était une grande chambre presque nue, sans revêtement en plâtre, de sorte qu’on voyait les solives qui en formaient les parois. Sur de grands clous, plantés sans symétrie, pendaient deux fouets, un vieux chapeau à trois cornes, un fusil à pierre, un sabre, un potiron, un étrange collier de cheval avec des plaques de cuivre,