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ce génie se transformait au moment même où il l’observait, et, par quelques traits concis, mais non équivoques, il a su placer sous les yeux mêmes du lecteur le tableau mouvant de cette transformation. Déjà en rapprochant ses témoignages de ceux de César, nous avions pu saisir certains progrès accomplis par les Germains, pour la constitution de la propriété par exemple; mais n’eussions-nous pas César, le seul tableau de la famille germanique dans Tacite, peinture à la fois pénétrante et délicate d’un intéressant essor, nous instruisait d’un progrès actuel et continu. C’est le suprême mérite auquel puisse aspirer l’historien, d’entrer en si pleine intelligence de la réalité vivante que, non content d’avoir évoqué le passé pour montrer ce qui en subsiste, et d’avoir signalé à temps les aspirations nouvelles, il pénètre pour ainsi dire dans les conseils de la Providence, et esquisse à l’avance le plan de l’avenir. Tacite n’a pas fait moins que cela pour les destinées d’une des races les plus actives et les plus influentes dans l’histoire générale de la civilisation.


II.

Quelles vues particulières s’ajoutaient dans le livre de Tacite à la vue d’ensemble que nous venons d’exposer? En d’autres termes, quelles institutions un tel état social comportait-il? Quelles aptitudes l’historien pouvait-il y découvrir recelant en germe quelques-unes des institutions de l’Europe moderne?

On a fait souvent honneur aux Germains d’un vif sentiment d’indépendance personnelle. « Ce qu’ils ont surtout apporté dans le monde romain, dit M. Guizot, c’est l’esprit de liberté individuelle, le besoin, la passion de l’indépendance, de l’individualité... L’esprit de l’égalité, d’association régulière, nous est venu du monde romain, des municipalités et des lois romaines. C’est au christianisme, à la société religieuse, que nous devons l’esprit d’une loi morale. Les Germains nous ont donné l’esprit de liberté, de la liberté telle que nous la concevons et la connaissons aujourd’hui. » En regard de ces lignes, on se rappelle le mot de Montesquieu : « Si l’on veut lire l’admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs des Germains, on verra que c’est d’eux que les Anglais ont tiré l’idée de leur gouvernement politique. Ce beau système a été trouvé dans les bois. » Les formules très générales risquent d’être voisines de l’inexactitude; M. Guizot lui-même, à propos du passage que nous venons de citer, en fait la remarque, et, usant de restriction quand il faut conclure, il est d’avis que la société formée après la conquête a eu son origine bien plutôt dans les nouveaux rapports issus de