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dence la plus rayonnante. Ce n’est pas une simple réforme que l’œuvre d’Esdras, c’est toute une révolution théocratique. N’accusons pas les auteurs de cette réforme de vues égoïstes. Leur but était patriotique, leurs intentions élevées. Il fallait à tout prix discipliner un peuple qui n’avait d’avenir qu’à la condition d’une fidélité rigoureuse, invariable, au Dieu qui l’avait élu. Il s’agissait pour eux de le mouler sur un patron idéal, laissant aussi peu de place que possible aux écarts du sens individuel. C’est une espèce d’ordre religieux qu’ils voulaient fonder, non pas au sein, mais au moyen du peuple juif, dans l’attente qu’ainsi régénéré ce peuple dépasserait tous les autres en puissance et en prospérité. Qu’il y ait eu dans tout cela beaucoup d’illusion, d’étroitesse, de passion et même de fanatisme, nous en convenons; mais nous ne sommes ni dans la Grèce de Platon, ni dans l’Europe moderne : nous sommes à Jérusalem, plus jeune qu’aujourd’hui de deux mille trois cents ans, et il est bien permis de se demander si, sans cette révolution théocratique, quelqu’un saurait de nos jours qu’il exista jadis un peuple juif. C’est dans l’intérêt de ce façonnement sans pitié d’une population souvent récalcitrante que les réformateurs furent si absolus dans leur interdiction de tout mariage avec les étrangères, et poussèrent mainte fois la rigidité jusqu’à la dureté. Où donc étaient les temps plus indulgens où Ruth la Moabite, en épousant Booz au milieu des blés fraîchement coupés, donnait le jour à l’héroïque lignée dont le roi David devait à tout jamais fonder la popularité?

Il est avéré du reste que les innovations d’Esdras et de Néhémie ne furent pas acceptées de tous sans résistance. On put les acclamer dans un premier moment de ferveur, mais il fallut toute l’énergie et même toute la sévérité des chefs du parti sacerdotal pour les implanter solidement. Lorsque Néhémie revint, en 433, d’un voyage qu’il avait fait à la cour de Perse, il n’eut pas lieu d’être très satisfait de ce qui s’était passé en son absence. Un grand-prêtre avait osé loger un Hammonite, son parent, dans un des bâtimens du temple, les dîmes prélevées en faveur des lévites et des chantres ne rentraient pas, le sabbat n’était pas rigoureusement observé, des étrangers venaient précisément ce jour-là trafiquer dans la ville. Néhémie indigné fit fermer les portes, arma ses satellites et menaça d’employer la force contre les étrangers qui persisteraient à vouloir entrer dans l’enceinte. Depuis lors, chaque jour de sabbat, il y eut des détachemens de lévites montant la garde sur les murs. La milice sacerdotale devenait ainsi une force militaire. Néhémie découvrit même que plusieurs Juifs de la classe inférieure avaient épousé des femmes d’Asdod et de Moab, de sorte que leurs enfans « parlaient asdodien et ne savaient point parler juif. » — « C’est pourquoi,