Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/113

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde va se dérouler semblable à la funeste science que cette Eve a conquise, c’est-à-dire composé moitié de bien, moitié de mal : sa faute vient d’y introduire le péché et la mort, et c’est ce que symbolisent le crâne et le serpent qui sont à ses côtés; mais elle vient aussi d’y introduire la vie et l’activité, et c’est ce que symbolise cette ville qui, par-delà ce beau fleuve, élève déjà dans une douce lumière ses tours et ses clochers. Admirons encore une fois l’étonnante grandeur de tous ces artistes de la renaissance, l’extraordinaire portée de leurs pensées, et l’incroyable simplicité avec laquelle ils les ont exprimées.

Le faire de ce tableau est aussi remarquable que la pensée en est profonde. C’est le premier jet du génie de la peinture en France, et il semble qu’on soit séparé par un intervalle de plusieurs siècles des tâtonnemens de l’art antérieur. L’Eva prima Pandora est peut-être le miracle le plus considérable accompli par l’initiation de l’art italien, dont elle a la souplesse, la simplicité, la sûreté et l’ampleur, et dont on pourrait dire qu’elle n’est qu’une merveilleuse transcription; mais cette transcription est toute française. Jean Cousin a su y conserver les caractères de la beauté et de l’esprit de la race à laquelle il appartenait, en sorte que, tout en imitant, le peintre a été original absolument de la même manière que Racine en transcrivant Euripide, et Molière en transcrivant l’Amphitryon et l’Aulularia de Plaute. Regardez bien cette œuvre exécutée avec la science consommée de l’Italie, et vous reconnaîtrez sans effort qu’il n’y a là d’exotique que la connaissance des secrets et des procédés de l’art. La beauté de cette figure est essentiellement française; ce qui la distingue, ce n’est ni la majesté des lignes, ni la richesse des formes; c’est la finesse, la sveltesse et la grâce. Comme elle a les qualités de la beauté française, elle en a aussi les défauts, et, de même que la beauté italienne paie sa richesse et sa force par un peu de lourdeur, cette Eve paie sa finesse et sa grâce par un peu de sécheresse. La sécheresse, tant au physique qu’au moral, tant dans le tempérament que dans l’âme, est peut-être le principal défaut de notre race, et cette Eve en est une très curieuse expression. Nulle ardeur et nuls remords ne se laissent lire sur son visage, empreint d’une tranquillité nuancée de tristesse : on sent que l’âme, logée par derrière, doit jaillir sous la forme d’une de ces flammes sèches qui donnent une clarté si vive, mais si rapide, une chaleur si gaie, mais si peu durable. Cette Eve a commis la faute par élan subit de curiosité plutôt que par tyrannie de désir; la faute une fois commise, elle en contemple les conséquences avec une résignation qui équivaut à une demi-indifférence.