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sir. Cette résolution serait fort respectable en tout temps, et elle est peut-être prudente par le nôtre, où le sauvage incendie des Tuileries n’est pas fait précisément pour nous inspirer une confiance immodérée dans la sécurité de nos grandes collections. Posséder une telle œuvre dans une famille, surtout si cette œuvre est unique et si on ne possède à peu près qu’elle seule, c’est se passer de génération en génération l’initiation au monde de la beauté : c’est vraiment une partie de l’héritage moral, non la moins précieuse, et l’on conçoit aisément que le possesseur d’un tel trésor ne tienne pas à l’aliéner.

L’œuvre est en effet d’une extrême beauté, et mérite toute admiration. Eve est étendue nue sur le sol à la bouche de l’antre humide qui lui sert d’habitation ; mais n’allez pas, sur ce mot d’antre, imaginer une créature sauvage sortie de la veille du limon de la terre, toute remplie des énergies d’une nature surabondante en sève, l’animal féminin que Rembrandt n’aurait pas manqué d’étaler, ni cette véritable Eve biblique, d’une âme aussi robuste pour l’amour que ses flancs sont robustes pour la maternité, que seul Michel-Ange a su nous montrer. Non, l’Eve de Jean Cousin répond merveilleusement à son titre ; ce n’est pas la biblique mère du genre humain, c’est en toute réalité la première Pandore. La beauté de ce jeune corps étendu à terre, c’est celle des races civilisées : toutes les élégances des futurs empires du monde sont là enveloppées dans ces formes charmantes où n’apparaît aucune marque de rusticité. Il y a pour ainsi dire de l’urbanité dans la sveltesse de ces lignes et dans les contours gracieux de ces membres. Si cette Eve est venue apporter dans le monde le péché originel de l’âme, on peut dire en revanche que son corps est exempt de tout péché originel de la chair. En vérité, un hégélien pourrait se pâmer d’admiration devant cette figure, car elle réalise à la lettre la fameuse théorie du philosophe allemand. Cette Eve, c’est la civilisation latente et déjà mieux qu’à l’état de devenir, et c’est parce qu’elle est la civilisation qu’elle a été curieuse, c’est parce qu’elle est la civilisation qu’elle a fait un usage fatal de sa liberté, c’est parce qu’elle est la civilisation enfin qu’elle s’est, par cet acte de libre arbitre, détachée de la nature, dans laquelle elle était jusqu’alors confondue, pour se poser individuellement en face du monde créé comme un nouvel univers. Qu’est-ce que la civilisation, sinon une séparation d’avec la nature, et la superposition d’un monde issu de l’esprit au monde de la matière ? Voilà l’hérésie hardie, bien digne de la renaissance, qui se laisse lire d’emblée dans cette peinture. Ne croyez pas que cette explication soit une fantaisie de notre imagination, car l’artiste a pris tout soin pour nous faire comprendre que telle fut sa pensée. Le