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V.

On trouve parfois des turbots d’une sensibilité extrême. Vivant sur le sable, ils en ont la couleur grise au point qu’on les distingue à peine ; mais il suffit d’approcher d’eux quelque objet pour les voir aussitôt se bigarrer de taches noires larges comme le doigt et foncées comme un lavis d’encre de Chine. Et toujours la même question revient : l’animal a-t-il conscience du changement qui se passe en lui ? est-il maître de le produire ou non ? Les preuves dans un sens ou dans l’autre nous manquent et nous manqueront probablement longtemps encore. Ce qu’on sait, ce qui est certain, c’est que le milieu dont l’animal prend le ton n’a pas d’action directe sur le pigment pour en amener le retrait ou l’épanouissement. Tout preuve au contraire que l’influence sur ces changemens part du cerveau ; mais cela même n’avance pas beaucoup la question, car le cerveau règle en nous une infinité d’actes qui ne sont nullement volontaires. Nous voyons un objet qui nous blesse, nous entendons un reproche immérité, le principe de la rougeur qui nous monte au front est bien aussi dans le cerveau, puisqu’elle vient d’un de nos sens offensés, et cependant nous ne sommes pas maîtres de cette rougeur : elle est en dehors de notre volonté, et quoiqu’elle ait pour point de départ une impression sur un de nos sens, dont nous avons parfaitement conscience. Il doit se passer dans les changemens de couleur des poissons quelque chose de la sorte : on le montre en privant un turbot de la vue. C’est un spectacle assez triste que celui de ce pauvre animal, toujours errant, en quête de la proie qu’il rencontrera par hasard, car l’odorat est fort peu développé chez lui et ne saurait le conduire. Cependant il ne dépérit point, grâce sans doute aux broutilles qu’il glane çà et là dans l’eau, comme il peut, allant et venant d’une muraille à l’autre, où il se heurte chaque fois sans apprendre à se diriger. Tous les poissons ne sont pas aussi sots, et plusieurs savent, quand ils ont été aveuglés, mieux se servir des sens qui leur restent. Il y a sur nos côtes une petite espèce de chabot, vive, alerte, intelligente, toujours en éveil, et qui change aussi de couleur du jaune au noir avec une grande facilité sous les moindres influences : dès qu’on le tourmente ou qu’on le veut prendre, il fonce aussitôt. Aveugle, on s’aperçoit à peine qu’il est infirme : il trouve sa nourriture et se jette sur elle avec la même adresse ; lui donne-t-on un compagnon, il se fâche, il bataille, et ce n’est pas toujours le voyant qui a le dessus. Cette extrême activité d’esprit chez le chabot devient un grave inconvénient pour l’étude de l’influence que peut avoir la