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n’a rien résolu, elle n’a pas désarmé les États-Unis, elle s’est fait illusion à elle-même pendant quelques années pour se réveiller aujourd’hui en face d’un conflit d’autant plus épineux et d’autant plus inextricable qu’il se complique d’un arbitrage qui, après avoir été accepté en commun, court le risque de devenir inutile ou inefficace.

Précisons les faits. Cette question de l’Alabama, on sait ce qu’elle est dans son origine : elle date de dix ans, de la guerre de la sécession, elle est née du système de conduite que le cabinet de Washington accuse l’Angleterre d’avoir suivi pendant cette funeste et sanglante lutte. Tant que les États-Unis ont été absorbés dans leur guerre civile, ils n’ont rien dit, ou du moins ils se sont bornés à se plaindre, à tenir note de ce qu’ils appelaient leurs griefs. Le jour où ils ont eu reconquis la paix intérieure, ils se sont tournés vers l’Angleterre pour lui demander compte de sa politique, des violations de neutralité qu’elle avait commises, selon les ministres de Washington, de l’asile qu’elle avait offert dans ses ports aux corsaires du sud, notamment à ce navire l’Alabama, qui est venu périr sur les côtes de France dans un combat singulier, et qui a depuis laissé son nom à l’ensemble des réclamations américaines. L’Angleterre a éludé d’abord, les États-Unis ne se sont pas pressés, et c’est là peut-être précisément ce qui a tout compliqué. Plus les Américains se sont éloignés de la guerre civile et ont senti renaître leurs forces, plus ils se sont montrés opiniâtres, inflexibles dans leurs prétentions. On aurait dit qu’ils n’étaient pas fâchés de garder avec les Anglais une question pendante, une querelle en réserve dont ils pouvaient se servir comme d’une arme selon les circonstances. Ils dissimulaient à peine l’orgueilleuse pensée de faire plier l’Angleterre devant leurs exigences.

La partie n’était point égale : pour les Américains, rien ne pressait ; pour l’Angleterre, ce n’était pas sans péril d’avoir ainsi sa politique engagée dans une affaire irritante dont on ne pouvait pas même mesurer la portée, et un système prolongé d’évasion risquait de devenir compromettant. Une première fois, en 1869, lord Clarendon, alors chef du foreign office, entrait dans la voie des concessions, et proposait prudemment d’en finir. Un négociateur américain, M. Reverdy Johnson, arrivait à Londres. On traitait en écartant toutes les considérations épineuses de droit, en s’en tenant simplement aux faits, aux dommages matériels pour lesquels le gouvernement britannique consentait à payer une indemnité. C’était assurément beaucoup de la part de l’Angleterre, ce n’était pas assez pour les Américains, dont les prétentions ne faisaient que grandir, et le traité signé à Londres par M. Reverdy Johnson était presque unanimement repoussé après un discours de M. Sumner, qui était un véritable acte d’accusation et une virulente menace contre la politique anglaise. La querelle restait plus que jamais ouverte, elle se compliquait même bientôt d’une question nouvelle, celle du droit de pêcherie exercé par les habitans du Massachusetts sur les côtes du Canada.