Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/959

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps, l’état s’approprierait tous les objets attachés au sol que l’histoire, la science ou l’art ont consacrés. L’art n’est donc pas détruit ; on le ressuscite par des règlemens. Vaine tentative ! l’art vit de liberté. L’objection paraîtra peut-être futile à un Anglais, qui sacrifie volontiers chez lui l’agréable à l’utile ; cependant il n’aura plus, pour balancer l’ennui des grandes cultures, le désordre savant et apprêté des grands parcs. Une ombre de goût et de fantaisie se réfugiait encore sous leurs chênes séculaires, autour de leurs manoirs antiques ; on ne verra plus que le tableau d’une désolante prospérité. Si l’état conserve précieusement près de chaque ville un coin de terre pour la promenade et la solitude, cette retraite sera bientôt gâtée par le nombre des solitaires ; pour y maintenir l’ordre public et pour satisfaire les goûts des contribuables, le gouvernement y fera régner les lois sévères de la régularité, et l’Anglais, encore plus dégoûté de sa propre demeure, fuira la monotonie de ses horizons, si toutefois l’état n’étend pas à sa personne l’empire qu’il prétend sur ses biens.

Cependant M. Mill avant tout veut être de son siècle, il ne veut pas rester dans les généralités, ni accueillir sans réserve des systèmes dont les espérances lui paraissent encore lointaines ; après les avoir cités avec éloge, il reconnaît que la tâche de l’économiste pendant longtemps restera plus bornée, et qu’on doit s’arranger jusqu’à nouvel ordre de la propriété privée. Voilà donc l’auteur subitement réconcilié avec la société dont il flétrissait les abus. Est-ce à dire qu’il va s’endormir dans le droit commun ? C’est une conversion assez perfide. Si l’avenir seul doit décider entre l’individu et l’état, il faut avouer que les temps sont proches ; toute parole tombée des lèvres d’un philosophe est recueillie avec empressement par les partis, qui se couvrent de son autorité. L’enseignement de M. Mill portera ses fruits en dépit de lui-même, et il ne sert à rien de le désavouer tranquillement, comme si on effaçait d’un mot toutes les raisons qu’on a données.

D’ailleurs, en examinant la propriété privée, M. Mill garde les rancunes d’un socialiste ; il s’efforce de restreindre son domaine au point de ruiner son principe, et reprend bientôt, à force de réserves et de tempéramens, la concession qu’il faisait d’abord. A la première réforme, la propriété aura plus à souffrir de ses nouveaux amis que de ses adversaires déclarés. En effet, M. Mill avance négligemment un axiome qui forme peut-être le fond de son système et qui condamne la propriété privée. Il ne juge pas nécessaire de l’appuyer par des argumens bons ou mauvais. Est-ce un acte de loi ou un trait d’habileté ? On ne sait ; mais il paraît considérer cette proposition capitale comme une vérité toute simple, hors de discussion,