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notre respect : tant que l’homme se sentira libre et maître de lui-même, il s’attribuera d’abord le bénéfice et les risques de ses actes. Les exigences de l’intérêt personnel ne peuvent se séparer du sentiment de la responsabilité morale ; imposer à des citoyens la docilité d’une abnégation aveugle, c’est engager l’état à réparer leurs sottises et à fermer les yeux sur leurs fautes.

Qu’est-ce donc que l’amour du bien public, s’il n’est pas spontané ? Le dévoûment aussi est inséparable de la responsabilité et de l’intérêt privé, non parce qu’il en use, mais parce qu’il y renonce. Si on efface l’un, on enlève à l’autre toute son énergie : l’ardeur du sacrifice s’éteint par la nécessité de l’accomplir. Or M. Mill admet avec M. L. Blanc que la morale de la responsabilité est une morale de transition ; il salue l’aurore d’une ère plus parfaite, où la fraternité deviendra loi de l’état, où le plus capable sera dépouillé au profit du plus disgracié, où l’habile dépensera ses forces pour entretenir l’indolence de l’ignorant. Est-ce donc un progrès que de défigurer le type de l’homme ? Ne voit-on pas la vanité de ces conceptions qui sacrifient les individus à la communauté, et leur enlèvent jusqu’au mérite des vertus dont elle s’honore ?

La liberté périt avec le reste, malgré les efforts de l’auteur pour la sauver : il veut que la société fixe à chacun l’emploi de ses facultés, qu’elle répartisse les produits selon ses vues ; il admet qu’elle exerce sur ses membres un contrôle de tous les instans. Néanmoins ils sont libres, parce qu’ils peuvent changer de place, aller et venir, et même dépenser leur part comme ils l’entendent. En vérité, le prisonnier dans sa cellule jouit à peu près de la même liberté : il peut se promener en long et en large, si sa chaîne le lui permet ; il peut même prendre l’air sur une terrasse, s’il est docile et n’effraie pas ses gardiens ; quand l’état lui a donné sa cruche d’eau et son morceau de pain, on ne s’inquiète pas de savoir comment il les dépense : l’heureux prisonnier peut verser l’eau sur des fleurs et jeter ses miettes aux oiseaux, sans attirer sur lui la vindicte publique. Voilà une singulière notion de la liberté pour un Anglais !

Aux argumens désespérés qu’il emploie, on pourrait croire qu’il sent la faiblesse du système. Quand on lui oppose un fait incontestable, il n’a garde de le nier ; mais aussitôt je ne sais quel mirage trompeur d’égalité vient obscurcir la netteté naturelle de son jugement. Si l’objection devient trop pressante, et si l’auteur a épuisé toute sa philosophie, il tourne un regard attristé sur le monde imparfait où nous vivons : il énumère nos préjugés, il compte nos injustices, il pleure sur nos maux ; le plus mauvais des systèmes socialistes lui paraît préférable à l’état actuel de la société. Que penserait notre prisonnier, si un philanthrope venait lui dire : « Mon