Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/955

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

collective et de la propriété individuelle, il ne saurait être impartial, car il est prêt à tout sacrifier à l’intérêt général. Il avoue d’abord que l’utilité de tous n’est pas la règle unique en fait de répartition, qu’il faut tenir compte de l’équité, c’est-à-dire des droits de chacun ; mais le droit est à ses yeux un fait comme un autre, avec ce désavantage qu’il est parfaitement arbitraire, puisque dans une société on le donne ou on le retire à la majorité. S’il entrevoit le principe d’équité, il le détruit à l’instant même en prenant pour mesure la volonté du plus grand nombre ; comment trouver un fondement plus solide ? Il agit en véritable économiste : c’est l’utilité générale qu’il invoque pour justifier ou condamner le droit des individus. « Je vais peser vos droits, dirait un despote à ses sujets, mais je prendrai pour balance mon intérêt. »

Cette confusion des deux principes égare la discussion dès les premiers pas. Sans doute, l’auteur a raison d’écarter les nuages de l’origine historique, et de ne pas réduire l’homme à l’isolement pour observer la naissance de ses droits ; mais est-il moins chimérique de transporter sur un sol vierge une société neuve, et de lui donner le choix entre les deux systèmes de propriété ? La colonie débarque dans une terre promise avec un outillage complet dont elle doit régler l’emploi ; d’où lui vient ce capital ? Ne faut-il pas qu’elle l’ait reçu d’un particulier ? Si tous les colons ont apporté leur part, ne devaient-ils pas s’être enrichis d’abord par la propriété privée ? S’ils ont fondé une association sans capital, n’apportant que leur travail, au moins le travail leur appartient, et la société ne subsiste que par les efforts de chacun. L’auteur, pour construire son raisonnement, invente une société idéale ; mais il place à l’origine la propriété collective : il suppose ce qu’il devait prouver.

Cet observateur minutieux est tellement entêté d’intérêt général, qu’il fait violence aux faits d’observation : l’intérêt privé n’aura bientôt plus de prise sur l’âme humaine, ou du moins, si on en supprime les ressorts, on imaginera un mobile plus puissant, l’amour du « bien public. » Certes voilà un noble instinct ; mais pourquoi proscrire le motif intéressé ? peut-on mutiler nos facultés ? L’auteur en appelle à l’antiquité, où, selon lui, le bien public a souvent fait taire la voix des intérêts particuliers. L’exemple des petites républiques ne prouve rien ; le nombre des citoyens était assez restreint pour confondre leur intérêt avec celui de l’état ; chacun recueillait directement le fruit des sacrifices qu’il faisait à la chose publique. L’agrandissement des états a toujours émancipé les intérêts privés ; il suffit de consulter les lois de Rome : à mesure qu’elle reculait les limites de son empire, l’omnipotence de l’état, d’abord absolue, allait en s’affaiblissant. D’ailleurs le motif intéressé mérite tout