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cette expropriation générale serait légitime, en fera-t-on la sauvegarde des intérêts agricoles ? Les riches fermiers qui exploitent le sol anglais sont-ils assez indépendans pour qu’un tel changement ne trouble pas leur industrie ? N’oublions pas que, dans le système, une première réforme détruira d’abord les privilèges du rang et de la naissance, que les terres entreront dans la circulation, que le monopole n’aura plus rien d’odieux, et que les acquéreurs seront simplement les bailleurs de fonds de l’agriculture, comme chez nous. Puisque M. Mill annonce l’affranchissement de la terre, il doit accepter les conséquences de ce grand mouvement ; les nouveau-venus prendront part au succès de l’entreprise qui fera valoir leur argent ; ils feront des sacrifices en réduisant les fermages pendant les mauvaises années, et des avances en appliquant à la culture le revenu du sol accumulé par l’épargne. L’union des intérêts individuels permet et favorise ces transactions : les contrats à bail en portent l’empreinte, et sur les contrats viennent se greffer mille conventions tacites ou purement verbales, plus souples que l’engagement primitif, plus conformes aux besoins d’une industrie qui a ses fortunes diverses. Qu’on aille en France consulter les livres des propriétaires intelligens : combien de fois ont-ils accepté un fermage bien inférieur au chiffre nominal de la rente stipulée, sauf à se faire dédommager plus tard ! Partout où la terre donne plus d’espérances que de résultats, partout où les promesses, fécondées par le capital, peuvent un jour dépasser le rendement, la spéculation s’en mêle, et devient d’autant plus hardie qu’elle construit sur une base moins fragile. Si l’état s’approprie la rente, la spéculation se décourage, car les profits ordinaires ne lui suffisent pas ; pour se priver, il faut entrevoir dans l’avenir de gros bénéfices.

On ne persuaderait pas plus au fermier de déchirer son bail : l’échéance éloignée et certaine laissait un aliment à son activité et une mesure exacte à ses espérances ; dans les limites de son engagement, il pouvait tirer un profit plus étendu des améliorations et de la prévoyance, car il faut de l’habileté pour utiliser les circonstances extérieures. Penché sur le sol, le fermier observe l’œuvre lente des saisons, du climat, de la terre. On dirait qu’il entend le germe travailler sous la glèbe ; suivez-le, quand la récolte est faite, et qu’il parcourt ses champs dénudés : à voir ses mains oisives et sa démarche indifférente, on le croirait inactif ; c’est qu’il rumine dans sa tête les projets de l’année suivante ; toute la science des agronomes ne vaut pas, pour la terre, cette intimité de tous les jours. Or tant que le contrat est maintenu, le fermier bénéficie des avantages fortuits ; il les recherche donc avec la même ardeur que le propriétaire, seulement sa spéculation a un terme plus rapproché, celui du bail, tandis que le propriétaire peut tenter avec fruit