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fût-ce une seiche, pour savoir si sa volonté agit ou non, nous en sommes réduits aux conjectures. Avec des conditions favorables telles qu’on les trouve par exemple aux précieux viviers d’étude installés par M. Coste à Concarneau, il est possible d’observer pendant plusieurs semaines la même seiche. Elle bouge peu et se tient volontiers au voisinage de quelque trou, guettant sa proie. Tant qu’elle est là, elle ne change pas de couleur et reste pâle ; mais un poisson, compagnon de captivité, vient-il à passer, elle se couvre immédiatement de tons foncés avant même de chercher à fuir ou à lancer son nuage de sépia. On en voit qui laissent paraître au premier signe d’alarme sur leur dos deux taches brunes à droite et à gauche, larges comme deux cachets de cire noire. Si l’on approche avec précaution un objet, de manière qu’il ne soit aperçu que par un œil, la tache noire de ce côté se montre seule. Si l’on promène lentement l’objet de manière à le faire tourner autour de la seiche, dès qu’il cesse d’être vu par un œil et qu’il l’est par l’autre, la première tache disparaît, et la tache opposée se montre pour fondre à son tour quand l’objet s’éloigne. On ne peut admettre que la seiche, par ces taches, cherche à dissimuler sa présence : elles la dénoncent plutôt. Il ne reste alors que deux explications : ou c’est un signe involontaire d’inquiétude, ou bien l’animal a-t-il conscience de l’effet qu’il produit ? veut-il ces taches ? est-ce pour lui un moyen de répandre l’épouvante ? Beaucoup d’animaux partagent, à n’en pas douter, avec l’homme l’instinct de terrifier ses ennemis, qui revêt toujours chez les barbares des formes si prodigieusement naïves. N’avons-nous pas vu les uhlans au pont de Neuilly essayer de contenir la foule en faisant aux femmes et aux enfans des grimaces, sans effet sur la population trop sceptique de Paris ? Un chat qui se grandit sur ses pattes à la vue d’un chien, qui rentre le cou, fait le gros dos et lève sa queue droite, comme pour hausser sa taille, veut certainement effrayer l’autre ; mais comment démêler ce que veut une seiche, quand nous ne sommes pas même certains qu’elle ait des perceptions identiques aux nôtres ? Son œil, tout parfait qu’il est, n’est pas construit sur le même modèle que celui des vertébrés. Son oreille, assez analogue à celle des poissons, ne semble pas tout entendre ; quand on lui corne les sons les plus véhémens de la clarinette, elle ne témoigne aucun émoi et ne fait point paraître ses taches. Et cependant est-ce aller trop loin que d’attribuer à un animal doué d’un système nerveux aussi développé et qui a un véritable cerveau un acte aussi simple que celui de vouloir faire peur ?

Il est une bête bien plus fameuse que la seiche, dont le nom vient à l’esprit dès qu’on par le de changemens de couleur : voilà deux mille ans que le caméléon défraie la curiosité et la superstition des hommes. Sauf un passage d’Aristote, il nous faut arriver