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L’adversaire, en présence de toute cette série de présomptions et d’argumens, éprouve un sérieux embarras. Le faisceau est trop serré et trop épais pour qu’on puisse le rompre d’un seul effort ; d’autre part, dans cette longue chaîne, à quel anneau se prendre, sur quel point faire porter l’attaque ? Ce procédé, qui demande un art consommé, Démosthène l’a emprunté à Isée. Une de ses plus remarquables qualités, un des signes auxquels on distingue ses discours authentiques de ceux qui, sans lui appartenir, se sont glissés dans le recueil de ses œuvres, c’est ce talent de distribuer les preuves et de les soutenir les unes par les autres, d’élever par degrés la probabilité et la vraisemblance à la hauteur d’une certitude.

Ce qui ne se trouve point dans Lysias et ce que Démosthène a aussi pris chez Isée, c’est un emploi plus hardi et plus libre de ce que les grammairiens appellent les figures de pensées, c’est par exemple un heureux et habile usage de l’interrogation. Plus d’une fois, on trouve chez Isée une suite de vives apostrophes, de questions brusques et répétées qui semblent le cri d’une conscience ou d’une raison indignée. Ainsi, dans le discours sur l’héritage d’Hagnias, voici en quels termes celui qui porte la parole s’adresse dès la fin de l’exorde à son contradicteur :


« Attention ! Je vais t’interroger. Cet enfant est-il le frère d’Hagnias ? ou bien est-il son neveu par son frère ou sa sœur ? Est-il son cousin de père ou de mère ? Lequel lui donnes-tu de ces titres auxquels la loi attache la parenté civile ? Et ne va pas alléguer que c’est mon neveu par ma sœur. Il n’est pas question en ce moment de mon héritage : je suis vivant et bien vivant. Si j’étais mort sans enfans et si c’était ma succession qu’il réclamât, alors il pourrait faire cette réponse. Mais maintenant tu prétends que la moitié de l’héritage doit aller à cet enfant ; il te faut donc montrer par quel lien cet enfant tient à Hagnias, et quel est le degré de cette parenté. Allons, dis-le aux juges. »


Ailleurs dans ce même plaidoyer, ainsi que dans le fragment du discours contre Diophane, on retrouverait ces mêmes allures et ces mêmes tours étrangers à la diction plus unie et plus simple des premiers orateurs attiques.

Cette véhémence qui laisse éclater la passion au lieu d’affecter de la contenir donne parfois aux fins de discours d’Isée une singulière énergie. Dans quelques-uns de ses plaidoyers, il n’y a point, à proprement parler, de péroraison ; seulement la conscience d’avoir défendu et vengé le droit, d’avoir fait justice de la méchanceté et du sophisme, y animent le ton de l’orateur. Par un naturel effet de cet effort prolongé qui touche à son terme, sa marche s’accélère, sa voix prend plus de timbre et d’accent ; il insiste sur ces derniers mots qui doivent achever de faire pénétrer la vérité jusqu’au fond