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Chasseurs de Lutzow, et, s’il eût vécu de nos jours, il eût été la cymbale retentissante de cette guerre, comme il fut jadis le clairon de Blücher. Souvenez-vous que Beethoven non plus ne nous aimait pas. L’esprit qui souffle dans les symphonies, c’est l’esprit de l’Allemagne patriotique, pastorale, nuageusement sentimentale, capable d’explosions soudaines et d’éclats barbares, ayant l’attraction du gouffre et ses tempêtes ; moins furieux, moins rageur que Weber, Beethoven est anti-français ; il a des colères sourdes et profondes, des rancunes dont notre admiration ne doit pas nous empêcher de ressentir l’amertume ! » Est-il besoin de répéter que ce n’est pas nous qui parlons, nous qui regardons le règne de la pensée comme au-dessus de toutes les conditions de frontière et de nationalité. Rompre avec Beethoven, Weber, Mendelssohn, Meyerbeer ! ce serait faire injure au caractère de ce public français, artiste et bon enfant, que de ne pas insister sur l’invraisemblance d’un pareil coup de tête. Ces manifestations, publiques, dont l’Allemagne profite assurément, sont depuis des années nos délices ; que gagnerions-nous à les supprimer ? Ce qui est passé est passé, Dieu ni le diable n’y peuvent rien. Voilà comme nous raisonnons, et cette argumentation doit être la bonne, d’abord parce qu’elle nous convient, ensuite parce que, l’art étant entre les nations un intermédiaire irrésistible, un élément d’intelligence et de vie commune, on ne va point briser ce fil électrique sous prétexte que, par les vibrations qu’il nous donne, il ne cesse de nous mettre en rapports de sympathie avec un pays qui nous a fait quelque mal. Mais voici mon damné prophète qui reprend la parole. et continue : Dans les poèmes d’Homère et de Virgile, les dieux eux-mêmes se mêlaient aux querelles des mortels. On les voit dans l’Énéide occupés tous ensemble à démolir les forteresses, les murailles et les portes de Troie. Tels olympiens que nous pourrions citer, tels auteurs dont nous applaudissons les chefs-d’œuvre, n’auraient-ils pas, comme jadis Neptune et Jupiter, aidé de haut et par une sorte d’impulsion divine aux malheurs que nous-subissons ? Dès lors pourquoi leur épargner nos disgrâces, pourquoi ne pas les rendre à l’Allemagne, qui les revendique avec un légitime orgueil, et pour laquelle ils ont combattu ? Nous avons assez à payer aux Allemands sans joindre dans l’heure présente une autre espèce de tribut aux milliards qui nous sont réclamés. A défaut d’enthousiasme, réservons nos sympathies pour ceux qui nous touchent de près, et disons à ces génies dont il nous faut un certain temps et à si grand regret nous séparer : Adieu ! nous vous avons assez donné ! Adieu, chers maîtres, nous avons nos pauvres !

Ces pauvres, qui ne les connaît ? qui n’a vu ces générations d’artistes se morfondre en attendant leur tour incessamment différé ? ils avaient beau frapper à toute porte, on leur criait : Les dieux sont