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table pour la première et unique fois de la journée, dînait en très petit comité de choix, puis de nouveau s’échappait vers ses plaisirs. Nourri, vieilli dans les harems du théâtre, il en connaissait les plus secrets recoins, et les parcourait volontiers. L’Opéra le gardait une heure, ensuite l’Opéra-Comique, pour le reste de la soirée, l’accaparait. Ce petit foyer, si bien caché, perdu derrière les coulisses comme un nid d’oiseau dans la forêt, l’attirait particulièrement. Il y était chez lui plus qu’à l’Opéra, où les grandes figures de Rossini, de Meyerbeer, lui faisaient vis-à-vis, — tandis que là nul ne le gênait ; il se sentait le maître, le sultan. — Aussi quels momens agréables, et qu’ils lui semblaient vite passés ! C’était pendant les trente premières représentations du Jour de bonheur qu’il fallait venir dans ce milieu charmant le surprendre ravivé, guilleret, rajeuni par son succès, causant de la meilleure grâce avec son ténor Capoul, et recevant à la sortie de scène la belle Marie Roze, qui, la chanson des djinns encore sur ses lèvres, lui rapportait dans son sourire quelque chose des applaudissemens de la salle comble.

L’ennui voulait qu’à une certaine heure les théâtres se fermassent, et les salons aussi. Alors commençait la solitude horrible, alors sonnait le glas sinistre. — Dieu sait toujours bien où vous prendre. On a beau le fuir, l’éluder ; il vous déjoue, il vous rattrape. Cet heureux de la terre, ce mondain changeait d’aspect dès le seuil de sa chambre. Les pensées déplaisantes arrivaient par essaims, grises d’abord, puis tout à fait noires et lugubres. Comme il ne dormait pas, il ne se couchait plus. « Le lit, disait-il, rend l’homme lâche ! » On se retrouvait donc seul à seul avec soi-même, loin de la galerie et des rieurs, loin du décaméron favori, loin de toutes ces belles dames qu’on s’amusait à scandaliser de son mieux l’après-midi en leur contant par exemple que le paradis devait être en ut majeur, ton souverainement ennuyeux ! À ces nocturnes épouvantes, il opposait le travail ; il écrivait comme on se met à la fenêtre pour voir passer le monde, comme on joue au whist pour se distraire. Il pensait, à l’instar du Polonius de Shakspeare, que le temps qu’on emploie à faire de la musique est un temps qui pourrait être plus mal employé, ce qui à l’égard de bien des musiciens ne serait peut-être pas très vrai, mais, pour un Auber, devait l’être. Il parcourait d’anciens carnets de composition, instrumentait un pas de deux, un Ave Maria, piquait sur le papier réglé quelqu’un de ces motifs pipés au vent, et qu’il aimait à tenir en volière pour les lâcher dans l’occasion, ou, fermant les yeux, il se donnait en son fauteuil le spectacle de ce fameux opéra de ses rêves qui devait pour virtuoses et public n’avoir, comme le paradis de Mahomet, que des femmes, rien que des femmes : Vénitiennes