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jeunesse ; mais dans un groupe laborieux et comme établissement d’industrie, qui s’en serait douté ? C’est la surprise qui m’attendait en plein département de l’Aisne, dans l’un des faubourgs de Guise. En face de cette petite ville, si coquette et si active, au milieu de prairies que l’Oise enveloppe dans son cours, se déploient de vastes constructions qui à elles seules composent une autre cité. Il y a là un corps de logis grandiose flanqué de deux ailes qui encadrent une cour d’honneur, le tout avec des rues et des places du plus bel aspect, plus loin un pont qui mène aux ateliers, et tout autour des jardins — des quinconces, un luxe de végétation qui semble jurer avec les fumées et les vapeurs où se reconnaît le siège de toute grande industrie. C’est le Familistère, du nom que lui a donné son fondateur, M. Godin, qui en a raconté l’origine, l’histoire, même la théorie, dans un gros livre qui n’est pas son meilleur titre à l’attention du public. Heureusement M. Godin en a d’autres. C’est un partisan de Charles Fourier, mais aussi un vaillant compagnon qui a fait bande à part ; il a un peu déclamé, mais beaucoup agi et réussi là où les autres avaient échoué. C’est en même temps un ouvrier, un fils de ses œuvres. En apparence, il partage les opinions, les préjugés des autres ouvriers ; en réalité, il a d’autres règles de conduite. Ceux-ci exagèrent volontiers la puissance du capital ; M. Godin a fait plus de cas de la puissance de la volonté. On peut dire qu’il doit à cette volonté, à cette volonté seule, sa situation et sa fortune. Sans associés, sans actionnaires, à peine aidé de quelques milliers de francs que lui avait apportés sa femme, il a monté une industrie toujours grandissante, et construit ce familistère qui loge une bonne portion des mille ouvriers qui en défraient les travaux. Or ces constructions, ces ateliers, les matières brutes ou ouvrées qui les remplissent, représentent plusieurs millions. Contraste singulier : cet homme, qui en fait d’idées cède volontiers à l’utopie, semble ne pas s’être trompé dans un seul de ses actes ; si en économie sociale il raisonne constamment à faux, en industrie rien de plus juste que ses calculs, et, s’il a pris à tâche, comme il l’assure, de rendre une colonie d’ouvriers heureuse et prospère, il est constant et bien démontré qu’il n’y a pas failli pour lui-même.


I

Le fondateur du familistère nous raconte que, fils d’un artisan de village, il ne quitta les bancs de l’école que pour aller achever dans les villes voisines son apprentissage industriel. Ce qu’était sa vie alors, on le devine, celle de tout ouvrier, et il n’aurait pas dû y insister comme il le fait. Dans l’école, il voit déjà de grandes réformes à introduire, les enfans entassés les uns sur les autres,