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on les invitait à boire, et le général d’une main fiévreuse ouvrait la dépêche ; le plus souvent il se taisait. Parfois un tressaillement nerveux agitait les muscles de sa face. — Raoul Rigault, fusillé ! disait-il d’une voix sourde ; Delescluze, massacré ! — Il se levait alors, et, prenant son verre, il buvait « à la mémoire des grands citoyens tombés pour la cause du peuple ; » puis l’orgie poursuivait son odieux vacarme. Il y avait pourtant des minutes de silence, où les masques tombaient tout à coup ; on se regardait furtivement, d’un œil sombre ; il semblait que le poids d’une invisible épée suspendue sur ces têtes les courbât tout à coup ; une haleine froide passait sur cette fièvre et faisait un instant frissonner ce délire.

La nuit allait finir ; la salle s’était remplie peu à peu de gardes nationaux, de garibaldiens, de soldats transfuges. Le général se leva. — Citoyens, voici le jour venu. C’est à cette heure qu’il faut vaincre. Jurons tous de mourir plutôt que de nous rendre. Montrons à l’ennemi ce que peut faire le courage d’un peuple !

— Nous vaincrons, ont crié cent voix…

— Mourons ! ont dit les autres.

Cependant on se regardait avec stupeur ; le découragement était visible.

— A quoi bon se faire casser la tête ? a dit une voix ; nous savons bien que tout est perdu.

— Qui dit cela ? s’est écrié Magelonne avec un emportement terrible ; qui donc désespère à l’heure du combat ? Qu’ils sortent des rangs ceux qui ont peur, qu’ils aillent implorer la clémence des Bretons et des soldats du pape !

Vive la commune ! vive la république ! hurlait la foule. Et ce cri, gagnant les escaliers et les cours, est allé grossissant au dehors comme un souffle d’ouragan.

Le tambour battait, les clairons sonnaient ; les derniers soldats de la commune se groupèrent pour la lutte suprême. Magelonne avait mission de défendre les hauteurs du Père-Lachaise, la dernière forteresse de la révolte expirante.

— Et vous ? dis-je à Fidelis, qui, pâle et fatiguée après cette nuit de débauche, contemplait avec nonchalance le réveil de ces hommes dont la plupart ne devaient pas voir se coucher le soleil, — qu’allez-vous faire ?

Elle me regarda comme étonnée de ma question, puis ses yeux se portèrent sur Magelonne.

— Je ne les quitte pas, me répondit-elle.

— C’est à la mort que vous marchez.

— Peut-être ! reprit-elle avec son rire insouciant ; Magelonne croit encore au succès.

— Il vous trompe, m’écriai-je, comme il trompe tous ces