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Le canon qui tonne au-dessus de nos têtes, le tocsin sonné à toute volée, composent une harmonie d’une étrange horreur. On entend par momens d’épouvantables détonations. Tous les coins de Paris flambent à la fois ; le ciel est obscurci d’une épaisse fumée noire, une pluie de cendres retombe sur la ville, des tourbillons de papiers brûlés roulent dans les airs comme des volées de feuilles mortes… On se heurte aux barricades, on trébuche sur des cadavres. Deux fois j’ai été arrêté par les soldats de l’émeute et forcé de travailler aux barricades ; c’est miracle que j’aie pu leur échapper. Je me suis réfugié dans une rue dont j’ignore le nom, au haut d’une maison où je ne connais personne. De pauvres femmes affolées m’ont recueilli ; elles attendent, palpitantes au fond de leurs demeures, le dénoûment de l’horrible lutte. Elles n’osent approcher des fenêtres, dont les volets sont ouverts et les rideaux enlevés par ordre.

Un instant, j’ai voulu mettre la tête à la croisée ; de toutes les maisons voisines, des fusils aussitôt se sont braqués sur moi, je n’ai eu que le temps de me jeter à terre pour éviter la mort. Presque toute la rue est occupée par les rebelles. Cependant la fusillade se rapproche et devient effrayante ; j’apprends que nous sommes voisins d’une barricade. Des groupes d’insurgés passent en désordre et s’enfoncent en courant dans les rues voisines ; la fusillade crépite incessante, furieuse. De nouvelles bandes de fédérés paraissent et s’évanouissent. Au tumulte de leur fuite succède un grand silence ; il y a dans l’air comme un frémissement d’attente. Nous écoutons, oppressés, l’oreille tendue ; malgré moi, je partage l’émotion commune, et, sans faire de vœux pour l’armée de Versailles, j’assiste à cette lutte comme à un drame où les meilleurs acteurs sont les plus applaudis. L’anxiété devient une torture ; je me glisse en rampant jusqu’à la fenêtre, et là, n’osant ouvrir, collé contre le mur, le cou tendu, je plonge mes regards dans la rue déserte. Pas une âme, on dirait une ville morte. Pourtant tout au bout de la rue, à l’angle de la dernière. maison, un éclair vient de luire, quelque chose d’étincelant a frémi dans l’ombre de la rue étroite. Le silence est accablant. L’éclair grandit et s’allonge, une tête d’homme apparaît, attentive comme à l’affût, et tout à coup j’aperçois le pantalon rouge et la capote grise. De toutes parts un grand cri s’élève : la ligne ! vive la ligne ! D’un bout de la rue à l’autre, on n’entend que ce cri : vive la ligne !

Toutes les fenêtres sont ouvertes, les mouchoirs s’agitent, on tend les bras et l’on pleure. En un clin d’œil, la rue est pleine de soldats. On dit que le drapeau tricolore flotte sur les hauteurs de Montmartre ; mais la lutte n’est pas finie. La révolution s’est retirée sur Belleville ; c’est là que je vais chercher Fidelis.