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— Le grand navire va sombrer à la fin, me disait Fritz l’autre jour, pendant que nous parcourions ensemble les boulevards mal éclairés, déchus, souillés d’une nuée d’uniformes en lambeaux… Le moment va venir où nous verrons des hauteurs voisines s’entredévorer entre eux les naufragés de la Méduse… Regarde ces visages ; ils portent sur le front les paroles fatidiques, le mystérieux Mané, Tecel, Pharès.

Il me montrait un groupe de ces hommes à képi qui infestent la malheureuse ville. — Tu te réjouis, lui dis-je ; pourtant tu aimais la France, tu te plaisais à Paris ?

— Sans doute ; que faire à cela ? Quand la besogne est commencée, il faut bien qu’elle s’achève… Qui n’aime les bois, l’ombre et la majesté des grands arbres ? mais, si l’on entreprend un défrichement, s’arrêtera-t-on avant que la cognée ait fait son œuvre et que la forêt soit par terre ? Il y a des transformations qui sont fatales ; de quoi servirait mon humble contradiction ? Arrêterait-elle d’une heure la marche du destin ? L’homme intelligent prévoit les grandes évolutions de l’histoire, et l’homme sage les seconde de toute la force de son bras, de toute l’énergie de sa volonté.

C’est ainsi que Fritz Meiningen a toujours le cœur à la hauteur des circonstances. C’est vraiment un homme d’un esprit et d’un caractère remarquables ; mais je te parle de mille choses et j’oublie de répondre à tes questions. —- Oui, sans doute, j’ai revu Fidelis. Je ne cherche pas à m’en défendre… Je l’ai revue hier. C’était une partie convenue, arrangée d’avance ; depuis trois jours, je n’y pensais pas sans un frémissement, j’en avais des palpitations comme un écolier à ses débuts… En vérité, ce n’était pas la peine… Elle a commencé par m’entretenir uniquement de Magelonne et de l’amour qu’elle ressent pour cet être ténébreux et néfaste. Comme il n’est point agréable d’entendre louer un rival, et surtout un rival qu’on méprise, j’ai trouvé que je perdais un peu mon temps… J’ai tenté alors de l’arracher aux vulgaires séductions de ce Magelonne en l’entraînant à ma suite sur les cimes bleues de l’idéal… J’ai essayé de lui faire comprendre les chastes délices de l’amour pur, mille fois supérieures aux voluptés subalternes qui ne sont pas dignes d’elle. J’ai développé habilement les charmes du subjectif en matière de sentiment ; je l’ai suppliée de m’accorder dans ce domaine illimité une place où personne ne vînt me la disputer, et où je pusse jouir en paix de sa délicieuse beauté. Elle m’écoutait attentivement tout en dressant sa petite chienne à se tenir sur ses pattes et à faire la belle pour avoir du sucre. Je crus voir qu’à la fin son attention se fatiguait ; elle étouffa un bâillement. — En France, m’a-t-elle dit, nous ne connaissons pas beaucoup l’objectif ni le subjectif, ou du moins nous leur donnons d’autres noms ; le premier, nous