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Nous trinquâmes de si grand cœur que le flacon y passa, et non pas tout seul ; cette jolie liqueur, gaie et légère, limpide et Monde, eut bientôt dissipé le souvenir de ma cruelle soirée, ou plutôt elle l’encadra dans une sorte de nimbe lumineux, pareil à cette vapeur dorée qui plane le soir sur nos plaines sablonneuses pendant l’été.

DOROTHÉE A HERMANN.

Il arrive ici de terribles nouvelles ; on dit que vous vous êtes battus sous Paris pendant trois jours. Le sang allemand a coulé par flots. Le chiffre des victimes est si grand que personne n’ose le dire. Et je n’ai pas de nouvelles de toi. O Dieu ! les larmes m’aveuglent, et la plume tremble dans mes doigts.

On assure que l’ennemi a été refoulé dans ses murs, que nous avons triomphé à Champigny comme ailleurs, mais à quel prix ! Et que m’importe cette victoire sanglante, si mon bien-aimé n’est plus !

Les plus funestes pressentimens m’assiègent ; ton chien a hurlé toute la nuit ; sa voix lamentable pleurait dans les ténèbres, et moi, frissonnante, éperdue, le visage baigné de larmes, je criais vers Dieu dans mon angoisse, et je t’appelais en te tendant les bras… Oh ! réponds-moi. Un mot, un seul, qui me prouve que tu vis encore ! Hâte-toi, ou je meurs.

HERMANN A DOROTHÉE.

Sous Paris, 24 décembre.

En vérité, ma chère Dorothée, tu ne te modères pas assez ; la femme d’un soldat doit avoir l’âme plus ferme et ne pas s’abandonner au désespoir parce qu’un chien a hurlé la nuit, parce qu’il y a sous la voûte des cieux deux armées en présence qui échangent des horions et se font le plus de mal qu’elles peuvent. Ne dirait-on pas que tous les boulets de France sont à mon adresse, que les chassepots ont pour mission spéciale de mettre en joue le fantassin Hermann Schlick ? C’est vraiment un enfantillage, ta lettre n’est qu’un sanglot de la première ligne à la dernière. Certes je n’ai rien de plus précieux au monde que ta tendresse, et je bénis Dieu qui m’a fait don d’un cœur tel que le tien ; mais, si tu n’y prends garde, ton amour deviendra un cantique de Jérémie… Ta précédente lettre avait déjà des airs d’homélie : du moins était-elle escortée d’excellens cigares et d’une houppelande de flanelle que lui servaient de passeport.

Je t’en prie, renonce à toutes tes exagérations ; je n’aime guère les conseils et encore moins les larmes. — Ta tirade contre les femmes de Paris est vraiment bouffonne ; tu te figures sans doute