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prouve, ni vos creuses déclamations, ni votre crédulité puérile, ni vos forfanteries. — À chaque parole de l’orateur, de violens murmures et des protestations indignées s’élevaient de tous les coins de la salle sans parvenir à l’interrompre ; sa voix s’élevait progressivement et dominait le tumulte ; on eût dit le dialogue de la tempête et de l’ouragan. — Avez-vous plus d’instruction, s’écriait-il d’une voix tonnante, plus de science ? — Non ; les prêtres et les bourgeois sont plus savans que vous. — Avez-vous plus de moralité, plus de vertus que nous ? — Non ; si gangrenée que puisse être notre vieille société française, nulle part le vice ne fleurit plus effronté que dans vos rangs, où la débauche fait rage, où s’étalent l’ivrognerie et l’adultère. — Êtes-vous du moins le dévoûment ? — Non, mille fois non ; car, tandis que nobles et bourgeois marchent à l’ennemi avec la sombre ardeur du désespoir, tandis que les paysans donnent sans murmurer leurs fils pour défendre la patrie, vous vous réservez prudemment pour la république, — Parlez-vous au nom de la misère ? — Non encore, car vous peuplez les théâtres, les bals publics et les cabarets ; vous trouvez de l’argent pour vos vices, quand vos familles meurent de faim. Arrière donc ! la vraie misère n’est pas avec vous. — Mais, qui êtes-vous donc, vous qui voulez être nos maîtres ? Eh bien ! vous êtes la convoitise, la haine et l’envie, vous êtes l’esprit du mal déchaîné, la sainte canaille enfin ! — Ce ne fut pas un cri, ce fut un hurlement, puis un assaut furieux, suivi d’un effroyable craquement ; le bureau fut renversé, et dans un nuage de poussière on entrevit une mêlée confuse de têtes irritées, de bras menaçans. Puis un courant d’air froid pénétra dans la salle, une porte s’ouvrit et se referma.

Le calme rétabli, un nouveau venu parut à la tribune ; les conclusions de son discours, tout opposées à celles du premier orateur, eurent un égal succès ; loin de se désintéresser de la guerre, il fit contre la Prusse une diatribe passionnée, un appel énergique à la haine et à la vengeance. Pendant cette harangue, soulignée par les applaudissemens joyeux et la chaleureuse émotion de l’auditoire, j’étais fort mal à l’aise ; la sueur ruisselait à grosses gouttes sur mon front, et mes doigts crispés déchiquetaient pièce à pièce les poches de mon paletot neuf. Fritz, que je regardais à la dérobée, riait au contraire, et semblait parfaitement satisfait ; mais au fond de ses yeux il y avait quelque chose de froid et d’étincelant comme le reflet d’une lame d’acier.

Cependant l’orateur se complaisait dans son succès. — Si l’on n’y prend garde, s’écria-t-il, les Allemands avec leurs Gretchen finiront par envahir le monde ; c’est une race de rongeurs métaphysiques qui se répand en bataillons serrés sur la surface du globe. Partout où il y a un champ à cultiver, une forêt à défricher, une