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livres ; elles ne font plus des révolutions. Tout se passe sur le papier, où nous ne craignons pas de pousser nos rêves à outrance, mais, le moment venu d’agir, on ferme le volume, on le serre précieusement au fond d’une armoire, comme un objet curieux dans une vitrine ou comme une vieille pertuisane dans un arsenal. Chez les Français, gens de logique et de passion, tout se passe d’une autre sorte. Ils agissent aussi vite qu’ils pensent, et ne perdent pas une heure pour dégainer, au risque de s’embrocher mal à propos. Il suffit de donner le branle bien à point à quelque idée dangereuse ; c’est à quoi nos amis travaillent. On ne peut pas s’imaginer, mon cher Hermann, quel parti un habile homme tire d’un peuple qui met ses chimères au-dessus du devoir, et qui sacrifie toujours le bon sens à la logique.

La nuit était glaciale et le canon grondait au loin sourdement ; mais, de notre côté, tout était silencieux, car on négociait à Versailles et une trêve avait été consentie pour le passage des parlementaires. Nous jouissions de cette sécurité momentanée ; aussi, malgré le froid, je ne pouvais me décider à rentrer. Les signaux lumineux continuaient cependant : le major ne les perdait pas de vue. On eût dit des feux follets, des esprits de malice, passant et repassant dans la nuit. A la fin, ils s’évanouirent.

Le major attendit quelque temps encore, puis se tournant vers moi : — Allons dormir, mon brave ; nous ferons un punch avant de nous coucher, et nous porterons un toast à la grande Allemagne… Hermann, s’écria-t-il comme s’il ne pouvait se contenir et que son secret lui échappât, à l’heure où je te parle, la révolution gronde dans les rues de Paris ; la commune vient d’être proclamée à l’Hôtel de Ville, le gouvernement est prisonnier. Voilà ce que disaient les petites chandelles de tout à l’heure. Allons dormir, mon brave Hermann, avant huit jours nous serons à Paris. Ah ! que nous avions bien raison de compter sur la canaille ; c’est une meute hurlante, toujours prête à prendre la piste ; mais il faut convenir que le vieux a bien mené la chasse.

En disant ces mots, il étendait la main vers Paris, comme s’il adressait un salut à quelque personne invisible.

O ma Dorothée, ton cœur a-t-il battu en lisant ces lignes ? Devines-tu quels rêves vont bercer mon sommeil ? Rêves de paix, de jeunesse et d’amour, rêves purs et candides comme l’âme de ma bien-aimée, allez consoler le cœur de ma triste fiancée,… allez ! je vous suivrai !

DOROTHÉE A HERMANN.

Berlin, 18 novembre.

Quand finira cette guerre atroce ? Les jours passent, les semaines suivent les jours ; deux mois, deux longs mois se sont écoulés, et