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génie ténébreux de l’Allemagne. C’est l’esprit qui gagne les batailles, mieux encore que les canons d’acier, l’esprit d’ordre, d’investigation et de calcul. A nous maintenant Paris et ses trésors, ses plaisirs, ses secrètes voluptés, ses délices inconnues, dont la seule pensée fait battre nos cœurs et bouillonner nos cervelles !

Je me suis longtemps promené ce soir avec le major. Il plongeait des regards anxieux dans la brume rougeâtre qui s’étendait sur la Ville comme un voile de pourpre. De temps en temps, il s’arrêtait pour compter les lointaines palpitations d’une petite lueur tantôt bleue, tantôt verte, tour à tour vive et voilée, qui brillait au sud de Paris. Vers le nord, une autre lumière répétait les mêmes signaux. Le major comptait scrupuleusement et laissait par instans échapper des exclamations joyeuses. — Bon ! ça va bien ! Nous les tenons enfin, Hermann, s’écria-t-il en me frappant sur l’épaule, j’ai l’idée ce soir que nous reverrons bientôt notre pays et nos tendres fiancées ; mais auparavant, morbleu, nous irons trinquer au Louvre et nous y mènerons joyeuse vie après tant de misères. Je me sens en appétit et d’humeur à m’amuser un peu. Ne le dis pas à Mina Wurtz, je veux faire le diable à quatre une fois dans ma vie. Nous n’en serons pas moins de bons et honnêtes Allemands pour rentrer à Berlin !

— Vous croyez donc à l’armistice et à la paix ? dis-je pour le sonder.

— Au diable l’armistice, et la diplomatie, et les puissances neutres ! Nous avons bien besoin vraiment de toutes ces paperasseries. Là-bas, c’est là-bas que sont nos vrais alliés. Il regardait Paris avec des regards ardens. — Les Allemands n’ont-ils pas été tous expulsés ? demandai-je timidement.

— Non, non, pas tous ; mais ce ne sont pas les Allemands qui nous feront entrer à Paris.

— Y aurait-il donc des traîtres dans la ville ?

— Des traîtres ! reprit-il en hésitant ; non, non, ce n’est pas précisément cela. Ce sont des gens à grandes idées. Ils ont un certain idéal de société, une certaine façon d’entendre le bonheur de l’humanité, auxquels ils sacrifient tout le reste. S’il leur est démontré que le succès de leurs rêves exige qu’ils renversent le nouveau gouvernement de la France, ils n’hésiteront pas, — pas plus que n’ont hésité au 4 septembre ceux qui tiennent en ce moment le pouvoir.

— Major, dis-je en secouant la tête, en Allemagne nous avons des rêveurs comme ceux-là ; ils ne s’en battent pas moins bien et n’en haïssent que mieux la France.

— En Allemagne, reprit-il en souriant, nous ne sommes plus au temps de Luther, et nos idées ne servent qu’à faire des