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champ de carnage à la ruine de mon bonheur. Je vois partout des reflets de sang ; mon cœur est glacé d’épouvante et ne trouve des forces que pour maudire cette nation funeste, cause de tous nos maux. Tant qu’il y aura des Français au monde, la perversité y trouvera un refuge assuré.

Le pasteur Bollman nous a fait ces jours passés un admirable discours sur l’infaillible rigueur des justices de Dieu ; il a dénoncé la France comme le scandale vivant du monde, et appelé sur elle les foudres de la justice vengeresse. Chacun frémissait en l’écoutant : — C’est à l’Allemagne, s’est-il écrié dans une magnifique péroraison, c’est à l’Allemagne qu’il a été réservé d’être en ce siècle d’impiété et de corruption le véritable soldat de Dieu, c’est à ses vertus, à sa haute moralité, qu’était dû cet insigne honneur. Et c’est pour rétablir en ce monde le règne de la justice, pour régénérer par le glaive et le sang la vieille France corrompue, qu’il a plu au ciel de placer à la tête du peuple allemand le grand roi que le monde entier lui envie ! — Il a aussi ajouté des choses admirables et touchantes sur les vertus évangéliques du comte de Bismarck et sur la piété du général de Moltke. L’auditoire était enthousiasmé ; des cris involontaires s’échappaient de nos lèvres, et l’exaspération contre les Français est devenue effrayante.

J’ai reçu hier une lettre de Virginie Flock ; elle est loin d’être désabusée, comme tu l’imagines, de sa passion pour la France. Il paraît du reste qu’à Mayence il y a peu de patriotisme ; c’est à peine si l’on témoigne quelque joie de nos victoires. Ces gens-là ne sont pas dignes d’être Allemands, et je crois qu’ils sont au fond du cœur secrètement atteints de la corruption française.

Quant à Virginie, je cesserai de lui écrire, car son défaut de clairvoyance et de jugement la rend d’une obstination insupportable ; elle s’opiniâtre à défendre la France… C’est à peine si elle convient de nos victoires : — Wissembourg contribuera bien plus à la gloire de la France qu’à la nôtre. Wœrth ne doit pas nous donner d’orgueil ; c’est un succès dont on peut se féliciter, mais dont il ne convient pas de se glorifier outre mesure. Les batailles sous Metz ne sont même pas des succès ; c’est une série d’effroyables combats disputés pied à pied, et dont le dénoûment seul pourra faire des victoires. A Sedan, elle ne peut le nier, nous avons triomphé, et c’eût été, dit-elle, la plus grande victoire peut-être de ce siècle, si nous ne l’avions irrémédiablement déshonorée à Bazeilles. — L’indignation suffoque à lire de pareilles choses, et la plume tombe des mains. — Pendant la première moitié de ce siècle, dit-elle encore, nous avons montré au monde, particulièrement à la France, comment un grand peuple subit la défaite et prépare la revanche ; il nous faut apprendre comment un grand peuple sait porter la