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Le pays d’Utah, où les mormons se sont établis depuis un quart de siècle, a été reconnu comme territoire de l’Union ; jusqu’ici, le congrès a refusé de l’admettre au nombre des états souverains[1]. L’acte organique qui régit les « territoires » les soumet à la législation du congrès, leur défend d’aliéner le sol, et laisse un champ beaucoup plus large à l’action directe des autorités suprêmes que dans tous les états qui font partie de la confédération. Le gouverneur et le juge (chief justice) qui y sont envoyés par le président des États-Unis ont des pouvoirs assez étendus ; malheureusement les personnages qui étaient investis de ces fonctions dans la cité du Lac-Salé n’ont pas osé pendant longtemps recourir à des moyens énergiques. La situation de la vallée du Lac-Salé au milieu de montagnes presque infranchissables, procul a Jove, encourageait d’ailleurs la résistance des chefs mormons. On se rappelle l’échec de l’expédition qui fut envoyée en 1857 par le président Buchanan pour soumettre les saints du dernier jour ; ils avaient fortifié les gorges qui donnent accès à leur vallée, et menaçaient d’écraser les 2,500 hommes du colonel Johnson sous des blocs de rochers. On négocia, les saints acceptèrent le gouverneur qu’on leur envoyait, et tout resta comme par le passé. Depuis dix ans, les Américains ont établi à quelques milles de la cité sainte un camp fortifié, le camp Douglas, qui domine la position et permet, le cas échéant, une action militaire ; mais la sécurité n’en est pas beaucoup plus grande dans l’intérieur de la ville, quoique les excès ne se produisent plus aussi fréquemment.

Pour faire comprendre la situation des gentils au milieu des saints, il suffit de citer quelques exemples que nous trouvons dans l’intéressant ouvrage de M. Rae, Westward by rail, et dans les journaux américains. Le docteur Robinson, ancien chirurgien de l’hôpital du camp Douglas, après avoir obtenu son congé en 1865, résolut de se fixer dans le territoire d’Utah, où il se rendit acquéreur d’une pièce de terre contenant des sources sulfureuses qui permettaient d’y établir des bains. Dans la nuit du 11 octobre 1866, une bande d’hommes déguisés fit irruption dans sa propriété et y démolit toutes les constructions. Le chef de la police de Salt-Lake-City fut arrêté, puis relâché sous caution. Le 20, M. Robinson se présenta chez le maire pour déclarer qu’il rendrait la ville responsable des dommages causés chez lui. Le 22, après dix heures du soir, un inconnu vint le chercher pour panser un « frère » qui, disait-il, s’était cassé une jambe. M. Robinson ne revint pas ; on trouva son cadavre au coin d’une des rues les plus fréquentées. L’enquête ordonnée par les autorités fut sans résultat ; témoins et juges formaient une assemblée de know-nothings, personne n’avait rien vu ni entendu. Ce n’est qu’au mois de décembre dernier qu’un témoin du crime

  1. Au mois de février, une assemblée de cent quarante délégués mormons doit délibérer sur la constitution à donner au futur état d’Utah.