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de la concurrence, les salaires sont misérables, est-il possible dans un pareil pays de faire de cette image idéale une faible copie, si imparfaite qu’elle soit ? A l’honneur de notre nation, plusieurs fabricans l’ont cru et ont osé le tenter, ce ne sont pas des essais isolés, œuvres disséminées, sans précédens, sans analogies et sans avenir, c’est un ensemble de fondations nombreuses répandues sur une grande partie du territoire, c’est comme un système nouveau d’organisation du travail, qui a grandi, s’est fortifié, s’est propagé et a presque accaparé l’une des plus importantes et certainement la plus nationale de nos industries, la soie. C’est par centaines que l’on compte aujourd’hui dans le midi de la France les manufactures-internats : on a pu affirmer sans exagération que 40,000 jeunes filles étaient soumises à ce régime dans les filatures, moulinages et tissages mécaniques de la Drôme, de l’Ardèche, de Vaucluse, de la Haute-Loire. Le plus notable établissement de ce genre, c’est la manufacture fondée, il y a plus de trente ans, à Jujurieux, petite commune du département de l’Ain, par M. Bonnet.

Cette grande usine comprend toute la série des opérations de la soie, depuis le dévidage jusqu’aux apprêts. Les hommes sont exclus de tous ces travaux, des jeunes filles seulement y participent ; toutes sont internes ; elles sont astreintes à un genre de vie qui les sépare du monde, et les préserve, bon gré, mal gré, de toute tentation et de tout péril, c’est la discipline conventuelle dans toute sa rigueur qui régit les quatre cents jeunes filles de cet établissement. Les apprenties y entrent à treize ou quinze ans ; ce sont les religieuses qui ont la surveillance de la maison, des ateliers, comme des dortoirs ou des cours de récréation. Nourries, logées et entretenues dans l’établissement, ces adolescentes reçoivent en outre un gain annuel qui varie de 80 à 150 fr. La plus grande partie de ces gages et primes constitue une épargne qui sert de dot à l’ouvrière ; les jeunes filles de Jujurieux trouvent facilement à se marier : elles sont recherchées par les artisans et les campagnards. Tel est le type le plus connu de ces manufactures-internats ; il se distingue par la rigueur de sa règle, c’est un véritable cloître industriel. D’autres institutions du même genre font plus de place à la liberté et aux relations de l’ouvrière avec sa famille ; elles ont des combinaisons plus propres à développer le caractère et l’intelligence des jeunes filles, à les stimuler au travail, et à les préparer aux luttes de la vie. La rubanerie de la Séauve, dirigée par M. Colcombet, atteint par des modifications récentes un haut degré de perfection. C’est aussi un internat de jeunes filles surveillées par des religieuses ; on y a supprimé les salaires à la journée et les primes arbitraires, on y a introduit le travail aux pièces ; la production s’est accrue, ainsi que les salaires, qui flottent entre 15 fr. et 18 fr. par semaine. On met à