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ressusciter. Le 10 novembre dernier, on inaugurait son monument à Berlin. Cette solennité avait été longtemps contrariée, ajournée par le mauvais vouloir du gouvernement, à qui le chantre de Guillaume Tell ne saurait être un homme agréable. Enfin il a fallu se rendre, l’empereur assistait à la cérémonie, et la statue de Schiller s’élève à cette heure sur une place qu’on appelle la Place des Gendarmes. Le soir même, l’intelligente canaille de la ville de l’intelligence entreprenait d’en démolir la grille à coups de pierres ; mais déjà cette grande ombre avait essuyé une humiliation plus cruelle. Les alentours du monument étaient décorés de banderoles et des écussons de tous les états germaniques, où étaient inscrites des devises tirées des œuvres du poète. Des ordres sévères, on peut le croire, avaient été donnés pour que ces inscriptions fussent accommodées aux circonstances, et que pas un mot ne rappelât qu’on fêtait le poète de la liberté. La consigne fut exécutée avec un zèle intelligent ; on rogna de près les ongles du lion, et de par l’empereur il lui fut interdit de faire entendre son noble rugissement. Les devises furent irréprochables, elles faisaient foi que cette grande âme n’avait jamais eu que le génie de l’anodin. L’une portait : « Près de la source était assis l’enfant, qui tressait une couronne de fleurs. » Une autre était ainsi conçue : « Le lac sourit et nous invite au bain, » ce qui, en vérité, paraissait singulier le 10 novembre, à Berlin ! L’écusson de l’Alsace-Lorraine était orné de cette inscription trop pleine de sens : « Les beaux jours d’Aranjuez sont à jamais passés. » Ailleurs on lisait : « Le soldat seul est un homme libre ! » — ailleurs encore les premiers vers d’une ballade connue, lesquels signifient à peu près ceci :


Fridolin fut un serviteur
Pieux, qui craignait le Seigneur ;
Il adorait sa souveraine,
Bénissant humblement sa chaîne.


Fridolin est le saint du jour. Il est aujourd’hui plus populaire en Allemagne que Posa et Guillaume Tell. Un jour, les Allemands se raviseront ; jusque-là les plus hardis seront les plus respectueux.

Victor Cherbuliez.