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l’Allemagne est impeccable, elle n’a jamais réclamé que son droit, C’est la France en effet qui a partagé la Pologne ; c’est la France qui en 1792 a déclaré la guerre à la Prusse ; c’est la France qui se joue des droits des petits et de la foi des traités, et qui n’a pas encore rendu au Danemark ce qu’elle avait juré par la très sainte Trinité de lui rendre en 1866. Le fanatisme obscurcit les yeux les plus clairvoyans. Une très faible dose de la sagacité critique que M. Strauss a dépensée pour établir que le Christ n’a pas ressuscité Lazare lui suffisait pour se convaincre qu’un des remarquables talens de M. de Bismarck est de se faire déclarer la guerre à l’heure où il lui convient de la faire, et qu’en proposant un Hohenzollern pour le trône d’Espagne, il a voulu mettre l’épée à la main de la France. Admirez, si vous le voulez, cet incomparable joueur ; mais, de grâce, ne parlez pas de morale. Elle n’a rien à voir dans cet art de filer la carte qui est la politique d’aujourd’hui.

C’est encore le propre du dévot de mettre au-dessus de la justice les intérêts de la cause qu’il sert et qu’il tient pour sacrée, Dans l’allégresse que lui inspirait le succès des armes allemandes, M. Strauss n’a pas considéré un instant ce qu’il était juste ou légitime d’exiger du vaincu. Il était possédé d’une crainte : la modération bien connue de M. de Bismarck l’inquiétait ; il avait peur qu’on ne prît pas assez. Il avait décidé que non-seulement l’Alsace devait faire retour à l’Allemagne, parce que l’Alsace est une province allemande, mais qu’une partie de la Lorraine française devait subir le même sort, parce que la sécurité de l’Allemagne l’exigeait ainsi. À la théorie des nationalités, qui lui paraissait insuffisante, il ajoutait la théorie des garanties, qui a cet avantage d’être infiniment élastique. Louis XIV et Napoléon Ier faisaient des conquêtes ; l’Allemagne n’en fait point, elle se garantit ; à ce titre, tout est de bonne prise pour elle, et, quoi qu’elle prenne demain, ce ne sera jamais qu’une mesure défensive, un gage que réclamera sa sûreté. Du temps de Pascal, les jésuites, paraît-il, avaient plus de peine à trouver des raisons que des moines ; les jésuites étaient bien naïfs, ils ont trouvé leurs maîtres. Quant à se demander si les Alsaciens et les Lorrains ne méritaient pas qu’on les consultât avant de décider de leur sort, M. Strauss n’y a pas songé. Une telle prétention lui semblerait plaisante ; son libéralisme considère les peuples comme des troupeaux qu’on se partage et qu’on parque sans se donner la peine d’entrer en conversation avec eux. Il a cependant daigné promettre à l’Alsace qu’on s’occuperait de la rendre heureuse, de même qu’il promettait à l’Europe que l’Allemagne triomphante ne ferait plus la guerre à personne, attendu qu’elle ne réclame jamais que son droit. En pareille matière,