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est bon qu’il y ait des olympiens, et nous leur permettons, s’ils le veulent, de considérer les choses humaines avec une noble indifférence, et de s’étudier eux-mêmes avec une complaisance excessive. Il n’en est pas moins vrai qu’après avoir lu certains chapitres solennellement minutieux des mémoires de Goethe, lire une lettre de Voltaire c’est se dégorger en eau courante. Ce même Goethe, qui savait pourtant ce que valait Voltaire, lui conteste deux choses, la profondeur et la perfection. Ne lui en déplaise, l’auteur de Zadig, le correspondant de Thiriot et des rois a possédé la perfection du naturel, et, de toutes les formes du génie, ce n’est pas la moins précieuse.

Sur un seul point, l’impartialité du nouveau biographe de Voltaire nous parait être en défaut. Dès que le grand Frédéric est en cause, sa balance trébuche entre ses mains, et son patriotisme corrompt sa critique. Il concède trop à la légende en le peignant, comme un homme complet, en qui le cœur était à la hauteur du génie. Ce n’était pas une âme généreuse que Frédéric. Dans toutes ses liaisons, il a toujours considéré son profit, il n’a pas eu d’amitiés dont il n’ait abusé, pas de familiers sur qui ne se soient exercées ses griffes royales, à qui il n’ait fait sentir dans l’occasion qu’il était le maître et que, selon le mot de Voltaire, il avait cent cinquante mille moustaches à son service. Il a recherché Voltaire parce que Voltaire lui pouvait servir, il s’est réconcilié plus tard avec lui parce que les ressentimens de Voltaire lui pouvaient nuire. Il aimait passionnément son métier et sa gloire, il goûtait l’esprit et la littérature, voilà le compte de ses affections. Si la philosophie lui était chère, il ne lui a jamais rien sacrifié, et dans son gouvernement il n’a combattu que les superstitions qui gênent les rois, il a toujours ménagé les préjugés utiles. Caractère puissant, raison supérieure, il y avait dans ce grand homme un grand cynique qui se donnait quelquefois le plaisir de prêcher les vertus qu’il méprisait. C’est une méthode usitée dans certaines villes du nord ; les plus roués s’y travestissent, quand il leur convient, en prédicateurs de morale, et, après avoir déclaré publiquement que la force prime le droit, ils recommandent aux autres le respect du droit et montrent à l’univers leur conscience, qui est toute neuve, car elle n’a jamais servi. « Voltaire, disait Frédéric, est le plus méchant fou que j’aie connu de ma vie… Vous ne sauriez imaginer toutes les duplicités, les fourberies et les infamies qu’il a faites ici. Je suis indigné que tant d’esprit et tant de connaissances ne rendent pas les hommes meilleurs. » Voltaire aurait pu lui répondre qu’en Italie, au carnaval, Arlequin se déguise quelquefois en archevêque, mais qu’on démêle bien vite Arlequin à la manière dont il donne la bénédiction.