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pensée maîtresse du Dictionnaire philosophique et de l’Essai. Le volume dont nous parlons se compose de six conférences qui ont été écrites pour la princesse Alice de Hesse et prononcées devant elle à Darmstadt ; ces conférences font également honneur au conférencier et à son auditoire, il n’est guère de cours en Europe où l’on se livre à de tels passe-temps. Cet essai sur Voltaire n’est point comme la biographie de Hutten une œuvre érudite et fouillée ; M. Strauss a suivi dans, la première partie de son étude l’excellent travail de M. Desnoiresterres, Voltaire et la société française au dix-huitième siècle, auquel il donne dans sa préface un éloge mérité ; pour le reste, il s’est contenté de courir au plus près du vent, évitant les points discutables et les côtés contentieux de son sujet. Il a pris la fleur du panier, et son livre, écrit d’un style courant, est un récit agréable, vivant, animé, qui un jour ou l’autre tentera la plume d’un traducteur. Ses appréciations sont le plus souvent sagaces et équitables ; nous aimerions à citer son jugement sur la Pucelle, sur l’Essai, des pages excellentes sur la philosophie de Voltaire, des réflexions judicieuses touchant l’homme et son caractère[1]. Toutefois sur ce dernier point M. Strauss a peine à se mettre d’accord avec lui-même, il y a quelque incertitude dans ses conclusions, tour à tour plus sévères ou plus favorables ; on dirait qu’alternativement il se laisse prendre ou se déprend. On serait porté à croire que dans les commencemens il était prévenu contre Voltaire ; en avançant, il a éprouvé le contraire d’une déception. Il a découvert que ce prodigieux esprit était au service de passions grandes ou petites, mais toujours sincères, et d’une âme de feu qui rachetait ses déraisons par de généreuses tendresses et de saintes colères. Il semble parfois qu’il se reproche comme une faiblesse le charme qui l’entraîne. M. Strauss n’a garde d’appliquer au défenseur de Calas sa maxime qu’il faut accepter les grands hommes tels qu’ils sont, avec l’inévitable tare attachée à tout ce qui est humain. Il parle quelque part de ces âmes royales, d’autres diraient olympiennes, qui savent d’instinct ce que Voltaire n’a jamais su, l’art de gouverner ses passions et la dignité qui se respecte toujours ; mais d’ordinaire ces âmes souveraines, tout appliquées au gouvernement d’elles-mêmes, se tiennent à l’écart des conflits et des luttes de la terre. Y a-t-il une seule action dans toute la vie de Goethe ? Il

  1. M. Strauss n’a pas rendu justice à l’Histoire de Charles XII. Au lieu de citer le morose Schlosser, qui n’est pas toujours infaillible, il aurait mieux fait de lire l’intéressante étude de M. A. Geffroy intitulée le Charles XII de Voltaire et le Charles XII de l’histoire. Il y aurait à redire aussi au jugement qu’il porte sur les tragédies de Voltaire. C’est trop souvent le défaut de la critique littéraire d’outre-Rhin « de traiter géométriquement les choses fines. ».