Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/541

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

malgré lui. Il se comparait à un esclave qui a brisé ses fers, à un moine évadé de son couvent ; il bénissait Dieu chaque matin, disait-il, de l’avoir élargi après dix ans de prison, et il se félicitait des progrès qu’il faisait de jour en jour en paganisme. Il avait à jamais réglé ses comptes avec la théologie ; elle lui apparaissait comme un sombre brouillard qu’il avait laissé derrière lui, et, son Cicéron ou son Tacite en main, il se chauffait joyeusement au soleil de la pure humanité. « En vérité, écrivait-il à un ami, dans une société bien organisée la police devrait mettre les gens en garde contre la théologie, puisqu’elle dénature les hommes et les rend faux, ambitieux ou intolérans. »

Je doute que M. Strauss ait jamais formé, comme Mærklin, le ferme propos de se brouiller avec la théologie ; c’eût été se brouiller avec son talent et avec sa gloire. S’il a sollicité son divorce, la théologie s’y est refusée et n’a pas souffert qu’il rompit sa chaîne. Elle n’a pas trop à se plaindre de lui : il la gourmande, la rudoie quelquefois et la menace de s’émanciper ; mais il ne lui fait que d’apparentes infidélités. S’il n’avait tenu qu’à lui, il professerait aujourd’hui encore la critique sacrée et l’histoire du dogme à Tubingue ou ailleurs. Les gouvernemens et les peuples en avaient décidé autrement, ils se sont conjurés pour interdire au loup l’entrée du bercail. Après la publication de la Vie de Jésus, il fut révoqué de ses fonctions de répétiteur au séminaire de Tubingue et relégué au lycée de Ludwigsburg. Il n’y demeura pas longtemps, et se retira bientôt à Stuttgart, où vint le chercher en 1839 une invitation qu’il s’empressa d’accepter. Le conseil d’instruction publique de Zurich l’appelait à l’université de cette ville en qualité de professeur de dogmatique et d’histoire de l’église. Malgré les vives réclamations du consistoire et de la faculté de théologie, le conseil exécutif avait confirmé cet appel. On avait compté sans les paysans. ameutés par le clergé. Une association se forma, qui, dirigée par un comité de la foi, présenta une protestation revêtue de près de 40,000 signatures. Le gouvernement effrayé chargea de cette affaire le grand-conseil ou corps législatif, lequel pensa conjurer l’orage en décidant que M. Strauss serait admis à la retraite avec une pension de 1,000 francs. Cette mesure ne sauva rien, le torrent débordé ne rentra point dans son lit. Le 6 septembre, le gouvernement était renversé par une révolution où plus d’un théologien, et dans le nombre le pieux et doux Neander, se plut à reconnaître le doigt de Dieu et la vengeance du ciel.

M. Strauss n’en avait pas fini avec le clergé et les paysans, il devait une fois encore les rencontrer sur le chemin de ses légitimes ambitions. En 1848, il consentit, sur les instances de ses amis, à se