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à notre fortune, réduisent notre pays à une longue impuissance. La Prusse, armée de l’unité, a précipité sur nous l’Allemagne, et montré à l’Europe terrifiée la force de l’instrument qu’elle avait dans ses mains. Ainsi a fini entre l’Allemagne et la France une intimité de cinquante années ; ainsi a disparu pour l’Europe une garantie d’équilibre qu’elle ne retrouvera plus peut-être, car l’Europe ne doit avoir à cet égard pas plus d’illusions que n’en ont chez nous tous les esprits sensés. Cette immolation d’un peuple à la passion d’un autre est un procédé de terreur, un événement de barbarie, et le présage du décroissement de la civilisation ; il caractérise la tactique nouvelle dont l’Europe sera redevable aux Zollern. L’armement d’une nation entière, non pour défendre son territoire, mais pour la jeter sur une autre nation, est une manière de Tartares ; c’est un réchauffé des anciennes habitudes germaniques. L’Europe y trouvera la mesure de la confiance que méritait la proclamation célèbre du mois d’août 1870 : « ce n’est point à la nation française, c’est à Napoléon III que l’Allemagne fait la guerre. » A ces impressions produites, ajoutez le malheur public d’une irritation internationale que les gens de bien ne peuvent plus que déplorer, car l’Allemagne gardera la conscience d’une action mauvaise, et la France le ressentiment d’une humiliation. Ce ne sont point les batailles perdues qui engendrent les haines nationales, quand elles sont loyalement livrées. L’armée du grand Frédéric pouvait être vaincue par Napoléon. Iéna n’était point un outrage. Ce n’est pas d’Iéna que la Prusse gardait rancune, c’est de Tilsitt ; elle n’avait été humiliée qu’à Tilsitt. L’entrée à Berlin elle-même avait été marquée par les égards du vainqueur. Napoléon, victorieux, avait été faire visite au frère du grand Frédéric, vivant encore en ce moment, et cet honneur rendu à la gloire de la Prusse avait touché les vaincus. L’irritation est venue des exactions et de l’abus de la force dans un traité humiliant. De pareils actes sont une irréparable calamité. La dignité de la civilisation y est compromise. Ainsi nous étions lancés en avant, nous sommes violemment rejetés en arrière ; l’Allemagne et l’Europe y perdent autant que nous. Nous avions été sans doute trop agités, mais nos erreurs, dont la Prusse avait été complice, et qui avaient si bien tourné à son profit, ne méritaient pas l’expiation qui nous a été infligée.

L’Europe a laissé faire. La crainte a paralysé les uns ; d’autres ont exploité peu loyalement le conflit ; d’autres, surpris par des événemens auxquels ils n’étaient pas préparés, ont subi les conséquences de l’inégale répartition de la force des états dans notre association civilisée. Tel est le résultat fatal de la coexistence d’états régis par une constitution purement militaire à côté d’états dotés de constitutions purement civiles, tels que sont les peuples