Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/390

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

condamnés à ne jamais laisser voir leur aisance, nous a rappelé un souvenir poignant recueilli jadis au centre de la Sicile. Dans une vallée solitaire, à quelque distance de Lercara, nous trouvâmes une pauvre mère étendue devant la porte de sa cabane, pâle et gonflée par la fièvre, à côté de trois enfans non moins jaunis et bouffis par la maladie. En visitant son misérable réduit, nous lui demandâmes pourquoi elle ne mettait point de paille dans sa couchette : « Si nous avions l’air moins misérables, répondit-elle, on nous viendrait voler ! » La crainte manifestée par cette misérable créature était celle de bien des habitans de l’agro romano. L’honnête ambition du travailleur était dès lors arrêtée net. Tout progrès améliorant suppose sécurité. De ce côté-là du moins, le nouveau régime amènera des changemens incontestables.

Ce qui complique ici pour la classe des bergers les conditions d’existence, c’est l’obligation où ils sont presque tous d’émigrer deux fois par an de la plaine à la montagne, du Latium à la Sabine, c’est-à-dire, naguère encore, des états de l’église au royaume d’Italie. C’était chose grave de résider ainsi sur la frontière de deux pays ennemis. Depuis 1860, la plus lamentable comédie, mêlée de tragique, se jouait sur les limites des deux états, tant au détriment qu’avec l’aide des bergers. Les coureurs de montagnes avaient un pied dans chacun des deux royaumes hostiles. Poursuivis dans l’un, ils se réfugiaient dans l’autre ; fort longtemps ils ont été accueillis comme défenseurs de la légitimité (de François II) par la gendarmerie pontificale elle-même. Plus tard, celle-ci ne fut plus maîtresse de réformer ses anciens alliés ; il eût été heureux que, pendant l’occupation française, nos troupes elles-mêmes n’eussent jamais été contraintes de jouer en rougissant un rôle de protecteurs dont les guérillas de François II savaient trop bien profiter.

Pourquoi sont-ils obligés d’émigrer ainsi deux fois par an ? Pour la même raison qui forçait Abraham ou Loth à changer de pays : quand tout est dévoré par la sécheresse, quand l’herbe a fait place à un sol pelé, rougi, brûlé jusque dans ses entrailles, quand les troupeaux se groupent haletans, et que les animaux amaigris tirent la langue avec détresse, il faut bien les acheminer vers ces monts voisins dont les neiges fondues ont été remplacées par des pacages verdoyans. Là les pauvres animaux s’engraissent un peu, là bondit la chèvre agile, là ruminent les agneaux que le printemps a vus naître dans la plaine ; mais la montagne est vite dévorée à son tour, les coteaux se pèlent, les feuillages tombent, le froid arrive, l’Apennin reprend ses frimas, il faut redescendre dans l’agro romano. Le berger s’en fait un plaisir, car il a les mœurs des nomades. La transhumance est devenue un besoin pour lui, et puis, dit-il, il est encore mieux dans le bas pays si désert que dans ses