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bâtimens stationnés en racle ? Le gouverneur, en cette circonstance si critique, se souvint avant tout de sa responsabilité. Selon son noble et constant usage, il sut sacrifier ses sentimens les plus chers à ce culte exalté du devoir qui remplissait son âme. L’embarquement de sa famille eût été un aveu public d’inquiétude. Convenable pour tout autre, cette précaution était interdite au chef de la colonie. Il devait à tout risque affirmer sa confiance dans les moyens de défense de fa ville ; Mme Bruat était faite pour comprendre cette résolution héroïque et pour s’y associer.

Les Indiens heureusement, frappés de l’énergie avec laquelle avait été repoussée leur première attaque, n’osèrent pas la renouveler. Ils se bornèrent à resserrer autant que possible l’investissement de la ville et à nous harceler par de constantes alertes. Souvent, au milieu du silence et de l’obscurité de la nuit, par le calme le plus profond, une de nos sentinelles voyait s’agiter doucement les broussailles. N’était-ce pas un ennemi qui s’avançait en rampant ? A tout hasard, le factionnaire n’hésitait pas à décharger son arme. L’éveil était donné. Les sentinelles voisines faisaient feu à leur tour, et une fusillade générale éclatait bientôt sur toute la ligne. Avant qu’on eût pu la faire cesser et se reconnaître, la ville était sur pied, l’alarme dans tous les postes. Ces échauffourées se répétaient presque tous les jours, et imposaient de réelles fatigues à une garnison peu nombreuse. Il y aurait eu cependant imprudence à se rassurer trop complètement et à se relâcher d’une vigilance que les Indiens essayaient avec une remarquable constance de mettre en défaut. A diverses reprises, ils avaient réussi à incendier des maisons peu éloignées de nos avant-postes ; ce n’était là que des escarmouches. Les insurgés préparaient un coup plus hardi. A la faveur d’une nuit sombre, ils osèrent, montés sur plusieurs pirogues, se glisser jusqu’au centre de la rade et se diriger vers l’îlot de Motu-Uta. Longeant d’aussi près que possible le bord intérieur du récif, ils avaient échappé à la surveillance des bâtimens de guerre ; ils approchaient de l’îlot et allaient opérer leur descente, quand la masse noire des embarcations fut heureusement aperçue par quelques résidens étrangers. Hélée par ces Européens, la flottille indienne força de rames et s’avança rapidement sans répondre ; on fit feu et le trouble se mit dans ses rangs. Des canots armés à la hâte se détachèrent des bâtimens voisins. Les Indiens, se voyant découverts, prirent la fuite. La nuit les protégea : ils purent échapper aux poursuites, nous laissant étonnés de leur témérité et moins rassurés que jamais sur l’avenir.

La situation était devenue intolérable. Le blocus qui investissait la ville se resserrait davantage chaque jour. Embusqués dans les bois les plus rapprochés de l’enceinte, les Indiens s’y tenaient à