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l’Angleterre, remplissait d’indignation toutes les âmes françaises, et ne désarmait pas, dans le camp britannique, les rancunes du parti puissant qui taxait de faiblesse les héritiers dégénérés, des Chatam et des Castlereagh. Une chose était donc à prévoir : pendant que les dépêches d’apaisement et de conciliation chemineraient à travers l’Atlantique, les événemens suivraient leur cours à Taïti.

Les missionnaires protestans avaient conservé un empire absolu sur l’esprit de la reine Pomaré, et cette reine dépossédée était puissante encore. Aussi leur était-il facile d’entretenir dans l’île soumise en apparence à notre autorité une sourde agitation. « M. Pritchard, écrivait le commandant Bruat, est toujours l’homme qui tient ici les fils de toutes les intrigues. » On sait quel était le double rôle de ce personnage réservé à une si bruyante notoriété. Consul de sa majesté britannique jusqu’au jour où le drapeau du protectorat avait été remplacé par le drapeau français, il était resté le directeur de la royale conscience qui s’était confiée de bonne heure à ses soins indulgens. Les navires anglais qu’on vit durant quelques mois se succéder avec obstination devant Taïti prêtaient à ses conseils un grand appui moral. Un jour vint cependant où, d’après les ordres expédiés d’Angleterre, il ne dut plus rester sur la rade de Papeïti qu’un très petit navire de chétive apparence, le ketch le Basilisk. La reine, au fond du cœur, crut sa cause perdue ; mais, docile aux avis qui lui furent donnés, elle dissimula son découragement à ses sujets. « Notre vaisseau de guerre, leur dit-elle dans un manifeste qui fit rapidement le tour de l’île, est à la veille de partir pour Honolulu, où l’amiral l’appelle. Ne vous en inquiétez pas. Il reste ici un petit bâtiment de guerre qui prendra soin de nous jusqu’au moment où de nouvelles forces arriveront. Ne croyez pas ceux qui vous disent que nous ne serons pas secourus. L’Angleterre ne nous abandonnera jamais. » Voilà comment les instructions de lord Aberdeen étaient comprises, et de quelle façon ses agens pratiquaient la neutralité ! S’ils ne prenaient pas ouvertement parti contre nous, ils ne renonçaient pas pour cela à nous chasser un jour de Taïti ; ils voulaient nous en faire chasser par les naturels eux-mêmes. Prodiguant les promesses, multipliant les provocations, ils se flattaient de rendre notre domination impossible et de nous pousser à des actes de rigueur qui soulèveraient contre nous l’opinion de l’Europe. Cet indigne calcul eût été certainement déjoué par la patience du gouverneur, fort aidée, il faut bien le dire, par l’humeur apathique des indigènes, si les missionnaires ne se fussent résolus à faire un dernier et plus violent appel aux passions que, depuis plus de deux mois, ils ne cessaient d’exciter. Dans la nuit du 30 au 31 janvier 1844, la reine Pomaré, cédant à leurs