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la révolution d’avoir détruit la moralité politique ! Pour ce qui est de l’occupation de la Silésie, l’auteur fait remarquer avec satisfaction « que cet événement ne portait atteinte un moment à l’ordre légal de l’Europe que pour proclamer ensuite avec un redoublement d’énergie le principe du maintien de la loi et des traités. » Ainsi violer le droit public pour s’emparer d’une proie, et le rétablir bien vite avec énergie pour garantir la sécurité de la spoliation, voilà, il faut l’avouer, un merveilleux exemple de moralité. Sans doute ces sortes de faits ne sont que le tissu de l’histoire elle-même ; la politique n’a été que trop souvent le triomphe de la force et de la ruse, et la révolution n’a pas échappé à cette triste loi ; mais quel grossier sophisme de lui imputer comme une invention propre l’esprit de conquête, comme si les Charles-Quint, les Frédéric II, les Charles XII, les Pierre le Grand, les Catherine, comme si tous ceux qu’on appelle les grands politiques, eussent obéi jamais à d’autres mobiles qu’à celui de l’avidité, de l’esprit de pillage et de folle ambition ! Si un peuple devenu conquérant mérite quelque excuse, ne serait-ce pas plutôt celui qui, provoqué dans ses foyers, refoule l’invasion[1], et qui, entraîné d’ailleurs par une fougue naturelle, enivré par des succès éblouissans, se précipite sur ceux qui ont voulu porter atteinte à son indépendance, étouffer sa liberté ?

Quant à l’originalité propre de la révolution, nous avouons, pour notre part, être assez peu sensible à la question de savoir si elle est un point de départ ou une conséquence, un commencement ou un couronnement. Qu’elle soit juste et qu’elle ait raison, c’est la seule chose importante. Plus on démontrera qu’elle se rattache à la révolution américaine, à la révolution d’Angleterre, à celle des Pays-Bas, à la réforme de Luther, plus on prouvera par la même raison que ce n’est pas une révolution arbitraire et a priori, née de fausses conceptions et d’utopies abstraites, qu’elle est au contraire, comme tous les grands mouvemens de l’histoire, une résultante de tout ce qui a précédé, plus on réfutera par là le paradoxe de l’école historique, selon laquelle il semble que les préjugés et les privilèges auraient seuls une histoire, tandis que le droit n’en aurait pas !

Tout en rattachant cependant la révolution au mouvement

  1. Il est vrai que l’auteur allemand essaie d’établir 1° que la France n’a pas été provoquée, mais que c’est elle qui a provoqué ; 2° qu’elle n’a pas refoulé l’invasion, mais que cette invasion s’est arrêtée elle-même par timidité, désunion et incapacité. Ces assertions ne peuvent être admises que sous bénéfice d’inventaire, vu l’esprit de haine, de sophistique qui anime l’ouvrage et dont nous avons donné les preuves. D’ailleurs un peuple qui se croit attaqué est aussi excusable que celui qui l’est réellement, et, si ses ennemis sont ineptes, ce n’est pas une raison pour qu’il leur pardonne plus volontiers, leur sachant gré de leur ineptie. Ainsi, même dans l’hypothèse fort controversable de M. de Sybel, l’esprit de conquête de la révolution s’explique naturellement par les passions les plus ordinaires du cœur humain.