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qui ait agi à la manière des révolutions religieuses. Les caractères communs aux unes et aux autres sont le cosmopolitisme et le prosélytisme. « Toutes les révolutions civiles et politiques ont eu une patrie ; la révolution française n’a pas eu de territoire propre. On l’a vue rapprocher ou diviser les hommes en dépit des lois, des traditions, des caractères, de la langue, rendant parfois ennemis des compatriotes et frères des étrangers. » Du cosmopolitisme naît le prosélytisme. La révolution pénètre partout comme les religions, par la prédication et la propagande. » La cause de ces ressemblances, c’est que la révolution, comme la religion, a considéré « l’homme en général » au lieu de tel homme, de telle nationalité particulière. C’est ce qui avait frappé de Maistre, sans qu’il comprît bien la portée de ce fait. Par là, la révolution a pris le caractère d’une religion, « religion s’ans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui néanmoins, comme l’islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats et de ses apôtres. »

On s’explique difficilement une telle passion appliquée à une œuvre qui, s’il fallait en croire les principes antérieurement exposés, eût été déjà presque entièrement réalisée ; mais ce serait mal comprendre la pensée de M. de Tocqueville que d’en tirer une telle conclusion. La société nouvelle que la révolution devait faire apparaître préexistait déjà sans aucun doute, sans quoi elle n’eût pas réussi à s’établir ; l’œuvre eût échoué, comme elle avait échoué au moyen âge, au XVIe siècle, toutes les fois que les agitateurs avaient tenté une pareille entreprise. Cette société future était enveloppée et cachée à tous les regards et à elle-même par une autre société qui semblait subsister seule et avoir toutes les apparences de la vie, quoiqu’elle fût ruinée de toutes parts et dans toutes ses bases, à savoir la société féodale. Détruire les derniers vestiges des institutions féodales pour y substituer un ordre nouveau plus uniforme et plus simple, qui devait avoir pour base l’égalité des conditions, telle fut l’œuvre propre de la révolution française. N’est-ce pas assez pour en faire une révolution immense, et n’est-ce pas là une œuvre assez originale ? Cette œuvre devait amener « une affreuse convulsion pour détruire et extraire du corps social une partie qui tenait à tous ses organes et qui faisait corps avec le tout. »

Ainsi Tocqueville justifie en un sens la révolution, et en un autre sens il la critique, mais autrement que ne le font d’ordinaire ses censeurs ou ses amis. Il la justifie en montrant qu’elle n’a pas été aussi novatrice, ni par conséquent aussi absurde que le disent les partisans du passé. Elle a bien cherché à fonder un ordre social sur la raison pure, sur l’idée abstraite du droit et de l’humanité ; mais en cela même elle n’a fait que réaliser ce que tout l’ordre des temps antérieurs avait préparé. Elle est donc à la fois dans le vrai