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Comment charger des foules inoffensives, composées presque uniquement de bourgeois aisés et criant : Vive le roi ! À bas les couvens ! Un roi constitutionnel doit s’appuyer sur l’affection de la nation ; il lui faut, à tout prix, éviter que le sang soit versé autrement que pour défendre la vie et la propriété des habitans paisibles. Léopold Ier le comprit. Il écrivit au chef du cabinet une lettre, aussitôt publiée par les journaux, où il définit, avec un suprême bon sens, la règle de conduite qu’un souverain doit suivre en de pareilles conjonctures. « Sans me livrer à l’examen de la loi en elle-même, disait-il, je tiens compte, comme vous, d’une impression qui s’est produite à cette occasion dans une partie considérable de la population. Il y a, dans les pays qui s’occupent eux-mêmes de leurs affaires, de ces émotions rapides, contagieuses, se propageant avec une intensité qui se constate plus facilement qu’elle ne s’explique, et avec lesquelles il est plus sage de transiger que de raisonner. » Les chambres furent ajournées, la loi dite « des couvens » retirée. Les élections communales ayant prouvé la répulsion que les projets du parti catholique soulevaient dans le pays, le ministère crut devoir aussi donner sa démission. Le même personnage politique dont la nomination comme gouverneur du Limbourg a provoqué la crise récente, M. de Decker, motivait sa retraite par des raisons qui prouvaient une grande sagacité. « J’ai la majorité dans les chambres, disait-il, mais je ne suis pas sûr qu’elle s’appuie sur la majorité de la nation. Or c’est une des positions les plus dangereuses que l’on puisse faire à un pays constitutionnel que de le gouverner avec une majorité qui peut être accusée de ne plus représenter fidèlement les sentimens et les vœux de la nation. » Sage maxime, dictée évidemment par le souvenir des événemens de 1848, et que les ministres des pays libres ne devraient jamais oublier. Le roi désira connaître l’opinion des hommes d’état étrangers. Il en consulta plusieurs en Angleterre et en France. MM. Guizot et Thiers émirent chacun leur opinion. M. Guizot, dans la Revue, inclinait vers la résistance ; au contraire M. Thiers, dans une lettre adressée au roi, approuva complètement sa conduite, et surtout le retrait de la loi.

En 1871, le roi Léopold II agit comme son père ; seulement il eut moins d’hésitation encore en ce qui concernait l’emploi de l’armée dans les rues de la capitale. Il voulait absolument éviter de recourir à cette extrémité, comme il le dit à M. Thonissen, qu’il voulut d’abord charger de la formation d’un nouveau ministère.

On peut se demander si Léopold Ier en 1857, si Léopold II en 1871, ont sagement agi en cédant devant les manifestations de la foule et en abandonnant un ministère appuyé sur la majorité du parlement, parce qu’il était en butte à l’hostilité d’une partie de