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de joie fut saluée cette terre poursuivie si longtemps, sur laquelle, grâce à une centralisation puissante, ils furent, à huit cents lieues de Pékin, aussi efficacement protégés par les lettres ministérielles du prince Kong qu’ils auraient pu l’être dans un faubourg de cette capitale ! Malgré l’obséquieux respect témoigné par les fonctionnaires à globules aux étrangers en haillons que couvrait, à défaut d’une mise décente, le prestige d’une dépêche officielle, ceux-ci rencontrèrent en Chine leur plus cruelle épreuve. Afin de pénétrer, selon ses instructions, jusqu’aux sources du Mékong cachées dans les derniers contre-forts du Thibet, le commandant de Lagrée, alors couché sur un lit de douleur, décida qu’une partie de la commission se dirigerait par le nord-ouest dans la portion du Céleste-Empire bouleversée par l’insurrection musulmane, et qu’elle tenterait, moyennant des lettres obtenues au Yunan des chefs secrets de cet étrange mouvement, de pénétrer jusqu’à la capitale du nouveau royaume fondé par les rebelles. Désigné pour cette mission avec deux officiers, Louis de Carné a pu donner à l’Europe les premiers détails certains sur l’immense convulsion souterraine qui, partie du fond de l’Arabie, ébranle aujourd’hui le bouddhisme jusqu’à Pékin et jusqu’à Lhassa.

Les débuts de cette chanceuse entreprise, favorisés par un de nos dévoués missionnaires, permirent un moment d’en espérer le succès, mais, si les audacieux explorateurs purent, à travers une contrée couverte de ruines et d’ossemens, pénétrer jusqu’à Tali-fou, citadelle d’une croyance égarée à mille lieues de son berceau, ce fut pour s’y rencontrer en face d’un tyran fantasque et d’une population ameutée qui réclamait leur tête. Échappés comme par miracle de cet antre sanglant, mais déçus dans leur plus chère espérance géographique, ils rentrèrent sur le territoire soumis au fils du ciel, pour y apprendre la mort récente du chef qui, après avoir dirigé si heureusement l’expédition, venait de succomber sous le fardeau de sa responsabilité plus encore que sous le coup de ses souffrances. Mais l’œuvre de M. de Lagrée était accomplie, et son nom y demeurera indissolublement attaché. Arrivés, grâce à ses soins, à quelques jours de marche du Fleuve-Bleu, qui de l’ouest à l’est baigne l’empire dans toute son étendue, les membres de la commission purent s’embarquer avec les restes précieux qu’ils rapportaient. Une jonque chinoise, bientôt remplacée par un beau steamer américain, conduisit jusqu’à Shang-haï en quelques semaines d’une navigation facile les grands ambassadeurs de l’Occident, qui avaient eu quelque peine à se procurer des chaussures, et les Français de cette ville accueillirent les voyageurs, longtemps tenus pour morts, avec un enthousiasme auquel s’associa toute la population européenne.

Quoiqu’en dehors des provinces du Yunan et du Sutchuen il ne se fût guère arrêté que dans les cités baignées par le fleuve, Louis de Carné avait emporté de ce pays des impressions ineffaçables. Dans ses