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Lagrée requit, comme indispensables à l’unité de direction et au succès de l’entreprise, des modifications profondes au plan concerté à Paris ; sous la discipline de bord dont il fit prévaloir le principe, la position de l’agent spécial des affaires étrangères, se trouva gravement affectée, car il se vit jusqu’à la fin du voyage privé du droit de correspondre directement avec le département auquel il appartenait cette injonction le plaça dans l’alternative la plus délicate. Il fallait en effet ou l’accepter contrairement au texte de ses propres instructions, ou renoncer à s’embarquer au risque de paraître déserter, son poste à l’heure même où commençait le danger. Louis de Carné comprit que ceci était impossible ; il déposa une protestation et partit.

L’expédition qu’accompagnaient tant de vœux quitta Saigon en juin 1866. Une canonnière la porta sur les eaux profondes du Mékong, qui se déploie comme un lac vaste et tranquille avant de révéler son courant de foudre, ses rapides infranchissables et l’horreur de ses gouffres sans fond. Elle prit ses dernières dispositions dans les états du prince vassal de la France, et consacra quelques jours d’étude et de recueillement aux ruines d’Angcor, aussi imposantes et plus mystérieuses que les ruines de Thèbes et de Memphis. Bientôt on atteignit le Laos, dont les émanations putrides avaient été fatales à tous les missionnaires qui les avaient affrontées et plus récemment encore à M. Mouhot, le seul voyageur sérieux qui, depuis deux siècles, eût mis le pied sur cette terre mal famée. Ce fut le moment des derniers adieux et des plus poignantes émotions. Dans ces eaux tantôt profondes, tantôt obstruées par les sables, il fallut monter sur des barques manœuvrées par les indigènes, et se séparer, en la chargeant de lettres pour la France, de cette canonnière à vapeur dont le drapeau et le noir panache symbolisaient encore dans ces déserts la civilisation et la patrie.

Je ne décrirai pas ce voyage, durant lequel des marins d’expérience et de grand savoir durent mettre leur vie à la discrétion des barbares, en demandant à l’adresse de ceux-ci des secours que la science ne pouvait plus fournir : navigation sans exemple qui conduisait les voyageurs, d’une nappe d’eau dont l’œil mesurait à peine l’étendue, à des gorges insondables au-dessus desquelles surplombaient des roches géantes, et qui les faisait passer des ardeurs d’un ciel de feu sous l’ombre des bois impénétrables où s’engageait le Mékong dans un méandre d’îlots, de lianes et d’arbres émergeant du sein des flots. Je n’ai à retracer ni les hasards de cette vie d’aventure, principalement alimentée par la pêche et par la chasse, ni les fureurs d’un fleuve torrentiel dont l’innavigabilité ne tarda pas à s’imposer comme un fait éclatant d’évidence aux trois officiers de marine, désespérés d’avoir à le constater. Je ne dirai rien de ce long hivernage dans les marais de Birmanie, où les voyageurs, épuisés par la fièvre et les privations, les pieds nus et les jambes