Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/240

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appréciateurs plus sûrs et plus désintéressés qu’un père. J’ai lieu de croire qu’on entreverra dans ce récit sincère quelques traits de la noble nature où l’ardente sève de la jeunesse s’associait à une maturité précoce, et qui laissait percer, à travers les saillies d’un esprit charmant, un fonds de tristesse trop en accord avec la destinée de l’écrivain. Terminée à vingt-sept ans, sa courte carrière est venue se résumer dans la longue expédition qui fut l’objet de ses souhaits les plus vifs, et dont il ne regretta jamais ni les périls ni les fatigues, lors même qu’il ne se fit plus illusion sur le prix auquel il serait bientôt condamné à les payer.

Admis en 1863, après avoir terminé son droit, au ministère des affaires étrangères, Louis de Carné y fut attaché à la direction commerciale. Le service consulaire présentait l’avantage d’ouvrir devant lui, en l’isolant alors de la politique, ces vastes perspectives lointaines vers lesquelles il se sentait entraîné comme par une sorte de vocation. Ayant le goût de l’économie politique et de l’ethnographie, il se voyait servi à souhait par les documens nombreux qu’il était chaque jour en mesure de consulter. Au printemps de 1865, l’amiral de La Grandière, mon beau-frère, obtint un congé pour venir chercher sa famille en France et la conduire dans la Cochinchine, dont il se préparait à doubler le territoire sans verser une goutte de sang. Mon fils intervenait dans les fréquentes conversations que provoquait entre nous l’avenir de ce riche pays, habité par une race intelligente, nullement hostile à la nôtre ; il interrogeait son oncle sur l’état du Cambodge, dont la France venait de s’assurer le protectorat, et entendait l’amiral exprimer l’espoir de voir un jour notre colonie reliée à la Chine par une magnifique voie fluviale, dont l’embouchure venait d’être placée sous la domination de la France.

Le gouverneur de la Cochinchine croyait pouvoir attirer vers Saigon, ville dessinée pour 500,000 âmes, l’important commerce qui s’opère par caravanes entre le Laos, la Birmanie, le Thibet et les provinces occidentales de l’empire chinois, et ne considérait point comme impossible de lui ménager pour principale artère le Mékong, qui vient déverser dans l’Océan indien les eaux sorties des plateaux de l’Himalaya. Procurer à l’Europe pour ses échanges avec le Céleste-Empire un vaste entrepôt d’accès facile, en affranchissant la route de la Chine, diminuée de 1,200 milles, de la portion du voyage que fait surtout appréhender l’obstacle périodique des moussons, c’eût été rendre un service considérable au commerce général du globe, comme à notre jeune colonie, appelée à en devenir l’un des centres principaux. Depuis l’établissement de la France en Cochinchine, l’Angleterre avait redoublé ses efforts pour découvrir enfin ce passage des Indes à la Chine par la Birmanie et le Yunan, si vainement cherché jusqu’alors : efforts naturels, puisque ce passage la mettrait en mesure de faire dériver vers ses possessions asiatiques ce grand courant commercial par les vallées supérieures où coulent les