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garder déporter atteinte à l’ordre de choses établi, et se berner à en centraliser le mouvement dans nos mains. Laisser les indigènes à leurs lois, à leurs coutumes, n’intervenir dans leurs affaires que pour régler leurs différends, garantir leurs propriétés, fixer et percevoir l’impôt, entretenir les voies de communication, les créer lorsqu’elles manquaient, tel est en résumé le but que l’on s’est proposé en nommant des officiers du corps expéditionnaire aux postes d’inspecteurs des affaires indigènes. Dire que le système était parfait, ce serait une erreur : il a suffi pourtant jusqu’à ce jour aux besoins restreints du pays, il a donné à sa cause des serviteurs éclairés, rompus aux mœurs annamites et parlant bien la langue, prêts en un mot à rendre d’importans services dans la phase nouvelle où la Cochinchine doit entrer avant peu.

S’est-on rendu compte jusqu’à ces dernières années de l’avenir de notre conquête ? A-t-on compris que notre établissement pouvait avoir un autre sens que la prise de possession d’un point militaire important dans l’extrême Orient ? Il est permis d’en douter. Tout dans le principe s’opposait aux recherches agricoles : l’agitation du pays, les expéditions fréquentes, l’incertitude où l’on vivait au sujet de la durée d’une occupation dont le maintien était mis en question, incertitude qui entraînait avec elle la pénurie de tout élément colonisateur. Ces causes de trouble ont aujourd’hui disparu, l’œuvre d’établissement semble durable et complète, et la confiance grandit à mesure que le pays révèle sa richesse.

Indépendamment du riz, qui absorbait la grande majorité de leurs cultures, les Annamites plantaient depuis longtemps la canne à sucre avec succès ; mûriers, cocotiers, aréquiers, poussaient à peu de frais sur leurs jardins, le poivre et l’indigo réussissaient dans les provinces de l’ouest, on reconnut enfin que le café pouvait aussi sortir de cette terre. La culture du café n’exige pas de grands capitaux ; si le planteur dispose d’un revenu mensuel, fût-il minime, il peut aisément l’entreprendre ; mais il doit y apporter toute sa patience, un travail incessant, jusqu’au jour où les caféiers ont grandi et rapportent. Quelques hommes courageux voulurent tenter l’épreuve, achetèrent les terrains qui l’environnaient les meilleures garanties, s’entourèrent de journaliers chinois où annamites, et travaillèrent à défricher le soi. La tâche était pénible, le résultat lointain ; il fallait lutter contre les ligueurs du climat, se garder des tigres, seuls maîtres jusqu’alors des forêts et des plaines ; il fallait enfin vaincre la force d’inertie que l’ouvrier annamite apporte à tout travail. La solitude pour compagne, nul bien-être à l’heure du repos ; pour demeure, une case de bambous et de paille ouverte à toutes les pluies et à tous les soleils, exposé aux incursions des fauves maraudeurs de nuit.